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que tout le monde a reconnus. S’il s’en était tenu là, tout aurait été pour le mieux ; mais l’armée ne vit pas seulement de pain ; elle a encore besoin de discipline et d’esprit militaire, et M. Chéron n’a pas aussi bien réussi dans cette seconde partie de la tâche que dans la première. On peut dire de lui, comme on l’a fait d’un autre, qu’il parle bien, mais qu’il parle trop ; il croit trop qu’on peut tout arranger avec des discours. Lorsque le Cabinet a été remanié au moment où M. Briand en a pris la présidence, M. Chéron a été enlevé à la Guerre. On a cru sans doute qu’il y avait terminé son œuvre, et on l’a fait passer à la Marine, où le bruit s’est répandu vite qu’on avait un sous-secrétaire d’État d’une bienveillance exceptionnelle, dont nul ne connaissait encore les limites. M. Chéron s’est évidemment bercé de l’illusion que sa présence suffirait à aplanir toutes les difficultés, que son éloquence rapprocherait les cœurs, enfin qu’il ferait régner des mœurs idylliques là où on n’avait connu avant lui que la discorde. Le résultat a été très différent de ce qu’il espérait. Les inscrits maritimes ont cru trouver en lui un allié, et leur audace a grandi. Subitement, M. Chéron a été réveillé de son beau rêve… La nouvelle lui est effectivement arrivée que les inscrits de Marseille venaient de se mettre en grève. Pourquoi ? Pour le plus futile des prétextes, à savoir qu’un indigène somali avait été compris dans l’équipage d’un paquebot. Comment ? Toujours de la même manière : c’est au moment même où le paquebot allait partir pour Alger que les inscrits ont mis sacs à terre, et proclamé la grève. Pour le plus futile prétexte, avons-nous dit ; en effet, l’indigène somali en cause était sujet français et devait jouir des droits attachés à cette qualité ; au reste, les statuts de l’inscription maritime permettent d’embaucher une certaine proportion d’étrangers. Admettons toutefois, par simple hypothèse, qu’il y ait eu une irrégularité commise ; c’était le cas d’user de tous les moyens de conciliation inaugurés ou perfectionnés par M. le sous-secrétaire d’État. Mais non ; c’est au dernier moment, par surprise, par violence, que les inscrits ont violé la discipline et refusé de partir. On discutait alors le budget de la Marine au Sénat ; on était à la veille des élections ; la grève, si elle se prolongeait, risquait de produire un détestable effet sur l’opinion qui, déjà, la condamnait sévèrement. Que ce soit pour ce motif ou pour d’autres, il faut rendre au gouvernement la justice qu’il a tenu un langage très ferme. M. Chéron a déclaré que force devait rester et resterait à la loi. Il a annoncé son départ pour Marseille. Le Sénat lui a donné des applaudissemens qui devaient être pour lui un encouragement et une force.