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Monténégro, « ce chiot de la Russie. » Le prince Nicolas chercha le moyen de prévenir le danger et de préparer une réconciliation de son peuple avec les Albanais du Nord. Il avait alors à Scutari un consul des plus distingués dont le zèle égalait le patriotisme et le loyalisme ; il s’employa activement à persuader aux chefs de la montagne que le temps des vieilles haines était à jamais passé ; quelques-uns furent gagnés et l’un d’eux alla à Cettigne où le prince lui fit l’accueil le plus flatteur. À la fin de mars, le général Voukotitch, grand maréchal de la cour princière, vint à Scutari accompagné de trois officiers ; reçu officiellement par les autorités ottomanes, il prononça un toast dans lequel il déclara que, dans la guerre qui paraissait proche, les Monténégrins espéraient « l’appui des plus grands héros du monde, les Turcs. Les musulmans aussi bien que les orthodoxes serbes, continuait-il, attendent notre aide commune, aide que nous ne pouvons leur refuser ni devant Dieu ni devant les hommes. Leurs yeux comptent voir les insignes de la croix et du croissant surgir à la fois par le sandjak et par nos montagnes. » Ces premières démarches n’eurent pas de suite ; elles n’en sont pas moins significatives : le sentiment de la solidarité slave l’emporte sur la haine de l’ennemi héréditaire.

L’alliance intime avec la Russie reste le fondement immuable de la politique du prince Nicolas ; deux de ses filles ont épousé des membres de la famille impériale, le grand-duc Pierre Nicolaievitch et le duc de Leuchtenberg. Pour le Monténégro, l’alliance russe est à la fois la politique du cœur et la politique des intérêts. L’amitié des Tsars est, pour le petit État slave, une garantie de longue vie et de sécurité. Qui nuit au Monténégro blesse la Russie. L’Europe n’est pas tentée de l’oublier, depuis ce jour de 1889 où Alexandre III, recevant à Pétersbourg le prince Nicolas, but « à l’unique ami de la Russie. » Les Russes regardent le Monténégro comme une avant-garde slave dans le Balkan occidental, comme une forteresse russe en travers de la route qui conduirait l’Autriche vers Salonique. Le Monténégro n’a pas de budget de la guerre, c’est la Russie qui pourvoit à tout : l’armée monténégrine est un corps d’armée russe sur le flanc Sud de l’Empire austro-hongrois.

Pour le peuple monténégrin, la sainte Russie est la grande sœur qui a la même religion et le même idéal ; c’est avec elle qu’il espère, un jour, « bouter dehors » le Turc. Pour le prince,