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elle n’avait été que l’instrument résigné, et peut-être inconscient. Mais combien il est regrettable que, parmi la masse énorme des documens que nous a transmis sur elle la séculaire piété de ses compatriotes, aucun de ces témoignages ne soit assez sûr pour nous permettre de pénétrer un peu profondément dans l’intimité de sa petite âme, et d’aimer et admirer en elle, comme nous le voudrions, autre chose encore que son infortune ! Il n’y a pas jusqu’à ses prétendus portraits qui, malgré leur extrême abondance, ne soient hors d’état de nous révéler sa véritable figure. Des deux portraits que M. Davey serait tenté de croire authentiques, l’un est une gravure de XVIIe siècle d’après un tableau perdu d’Holbein, qui est mort lorsque Jane Grey n’avait que six ans ; l’autre, une peinture appartenant à lord Spencer, est l’œuvre d’un maître anonyme allemand ou flamand dont tous les tableaux nous font voir un type invariable de jeune femme rousse à l’ovale arrondi, ce qui nous rend presque impossible de considérer ladite peinture de la collection de lord Spencer comme représentant un modèle historique[1]. Et quant à l’esprit et au cœur de la malheureuse « reine de neuf jours, » hélas ! je crains fort que les touchans aveux qu’on vient de lire ne confirment encore ma supposition concernant l’état fâcheux de puérilité intellectuelle où les Aylmer et les Bullinger ont maintenu leur élève favorite, en lui bourrant la cervelle de leur fatras linguistique : car on ne doit pas oublier que l’ancienne lectrice du Phédon avait plus de seize ans lorsque, selon ses propres paroles, elle a « consenti aux projets criminels de son entourage, sans rien savoir de la loi ni des titres à la couronne. » Tant de soumission et tant d’ignorance, n’est-ce point la preuve d’une éducation étrangement incomplète ? et n’est-il pas vrai que la responsabilité principale, dans la tragique aventure de lady Jane Grey, doit revenir à des maîtres qui, tout en destinant la jeune femme au rôle décisif qu’elle n’allait point tarder à jouer, semblent avoir si absolument négligé de l’y préparer ?


T. DE WYZEWA.

  1. Les seuls renseignemens que nous possédions sur l’apparence extérieure de Jane Grey se trouvent contenus dans une lettre du marchand génois J. B. Spinola, qui a eu l’occasion d’observer de très près la jeune princesse pendant que, le 10 juillet 1553, elle faisait son entrée royale à la Tour de Londres.