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jolie, peut-être, avec ses cheveux d’un blond vif et son maigre visage pointu entièrement semé de taches de rousseur, mais à la fois si gracieuse et si innocente que personne ne pouvait l’apercevoir sans éprouver pour elle un sentiment où la sympathie se mélangeait, déjà, d’une tendre pitié : car c’était vraiment comme si, dès lors, le visage ingénu de la future « reine de neuf jours » eût porté le signe de la fatalité tragique qui allait bientôt l’accabler sous son poids. Le regard de ses grands yeux teintés de reflets rouges, notamment, avait une étrange expression de mélancolie : un de ces regards d’enfant souffreteuse ou bal tue dont la tristesse nous est encore rendue plus poignante par le pâle sourire, naïvement résigné, qui les accompagne. Et la même désolation s’exhalait aussi des paroles de la petite Jane Grey, à en juger par l’entretien qu’elle eut, ce clair matin d’automne, avec son visiteur.

Celui-ci, très étonné, demanda tout d’abord à la jeune fille « pourquoi elle délaissait, au profit de ses études, les divertissemens où prenaient part tous les autres habitans du château ; » et ce fut précisément avec un « faible sourire » de ses lèvres rouges, découvrant la blanche et régulière rangée de ses dents, que la petite métaphysicienne répondit à cette première question :

— J’estime, quant à moi, que tout leur amusement à la chasse n’est qu’une ombre vaine, auprès de la jouissance que je goûte dans Platon. Hélas ! les pauvres gens, jamais ils n’ont compris ce que signifie le véritable plaisir !

Une telle réponse, si réellement Jane Grey l’a formulée en ces termes, était bien faite pour accroître la surprise de l’érudit professeur. Mais sans doute Ascham lui-même n’aura pas eu de peine à y reconnaître l’écho de quelque sermon que l’enfant venait d’entendre ; et, en tout cas, il lui a suffi de poser ensuite à lady Jane une nouvelle question pour qu’aussitôt cette austère contemptrice des faux plaisirs du monde se révélât devant lui la pauvre petite enfant qu’elle était, condamnée par l’indifférence et la dureté inhumaine de ses parens à se chercher un refuge dans un monde idéal d’images ou de rêves, dont les livres qu’elle lisait lui entr’ouvraient la porte. Le fait est qu’on ne saurait concevoir paroles plus touchantes que ces simples aveux de la jeune fille, en réponse à l’interrogation de Roger Ascham sur la manière dont « elle s’était élevée à une aussi exemplaire notion du plaisir véritable : »

— « Eh bien ! répondit Jane Grey, je vais vous dire, tout franchement, ce qui en est ! Sachez donc que l’un des plus grands bienfaits