Page:Revue des Deux Mondes - 1910 - tome 56.djvu/937

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

la force brutale. Quelle différence ! Renart personnifie la classe des petites gens sur qui pèse de tout son poids l’inégalité sociale. Soigneusement dépouillé et désarmé par les grands, par les riches, par les puissans, il a recours à l’unique moyen de défense dont il dispose, et qui est l’adresse. Au surplus, il n’est comte ni baron et ne se pique pas des vertus chevaleresques. Giannetto est un seigneur ; il est l’ami du Magnifique ; le succès de sa beffa va le rehausser dans l’estime de ses compatriotes : il l’eût disqualifié dans notre pays de France. La ruse est une arme qui vaut la bravoure, et le coup porté dans l’ombre, s’il tue l’adversaire, vaut une victoire remportée au grand jour... telle est l’idée que La Beffa traduit avec le grossissement de la scène, mais dont peut-être on trouverait de curieuses applications dans l’histoire des cités italiennes et dans une politique à laquelle Machiavel a attaché son nom. Il y aurait là, si le temps et la place ne nous faisaient défaut, matière à un chapitre instructif de psychologie des races.

Quelle part revient à M. Richepin dans l’adaptation de la pièce italienne à la scène française ? Les élémens me manquent pour en décider. Ce qui est certain, c’est que la pièce est conduite d’une main experte, sans hésitations, sans lenteurs, et qu’elle nous arrive à travers une transposition poétique des plus savoureuses. On ne peut souhaiter une langue à la fois plus souple et plus brillante, une versification plus aisée ; de beaux morceaux, qui ne sont pas des hors-d’œuvre, nous ont ravis au passage.

J’ai déjà dit dans une précédente chronique avec quel art, quelle énergie et quelle jeunesse Mme Sarah Bernhardt joue le rôle de Giannetto. Elle est très bien secondée par Mlle Marie-Louise Derval, qui a beaucoup de grâce et d’allure sous les traits de Ginevra et qui s’est montrée comédienne intelligente et bonne diseuse. Et combien parfaitement M. Decœur donne cette impression d’une force déchaînée que doit produire le personnage de Neri !

On a représenté deux fois, avec un réel succès, au théâtre Femina, la Sophonisbe de M. Alfred Poizat. Nul doute que ce succès ne décide un directeur de théâtre à monter cette pièce pleine de nobles ambitions. Nous aurons alors tous les élémens pour discuter cet essai de retour à la tragédie racinienne.


RENE DOUMIC.