l’art. Mais ici encore, la différence éclate. Chateaubriand conclut de l’art à la religion : des beautés de la nature à la bonté de la Providence, des chefs-d’œuvre humains à la valeur de l’inspiration chrétienne qui les a produits. Tout ce qui renferme en soi un principe d’art contribue à établir la foi : même les passions, même l’amour, pourvu seulement qu’on mette un peu de résistance à lui céder, et qu’à ses excès se mêle quelque remords. C’est le résultat de la confusion fondamentale qui est à la base de son apologétique, que de donner René comme un traité d’édification. Pour Manzoni, au contraire, l’art doit être le serviteur, très humble et très soumis, de la religion ; il ne faut pas qu’il ait la prétention de prouver et de convaincre : qu’il se contente d’obéir, quand on veut bien lui demander son concours. Son emploi cesse d’être légitime, dès l’instant où il évoque des pensées contraires à la plus stricte morale religieuse, — quand même il aurait le dessein d’en montrer le danger. A l’amour surtout, qui, d’après lui, tient dans le monde environ six cents fois plus de place qu’il n’est nécessaire à la conservation de notre respectable espèce, l’artiste chrétien doit déclarer une guerre impitoyable. Il risquerait de corrompre l’âme du peuple, auquel il doit surtout s’adresser. Car si la religion s’intéresse au pauvre plus qu’au riche, au faible plus qu’au puissant, ce sont les humbles aussi que l’art a pour mission d’élever. De là ces admirables Promessi Sposi, qui, pour parler au peuple, commencent par comprendre son âme ; et pour la comprendre, commencent par l’aimer ; simples sans être jamais vulgaires ; moraux sans être jamais ennuyeux, par l’efficacité de leur art. On accuse quelquefois la littérature italienne de n’être pas populaire : dans aucune littérature au monde, il n’y a d’œuvre plus populaire que les Promessi Sposi.
A côté de lui, Chateaubriand paraît trop littéraire, trop aristocratique, trop faussement sentimental, plein de vanité et de superbe, et soucieux de faire valoir l’auteur plus que le chrétien. Il manque à son esthétique le soutien de la doctrine « qui a pour ennemis mortels l’esprit de violence et l’esprit d’orgueil ; qui cherche à tempérer la force d’expansion individuelle, bien plutôt qu’à l’exciter ; celle qui donne la moindre place à l’Intelligence, qui met avant toutes les autres vertus ! pureté, la douceur, la modestie, la charité et l’amour de Dieu. Voilà l’âme que Manzoni voulait faire au peuple italien. »