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vocabulaire révolutionnaire, — jusqu’au mot san culottico, inclusivement — envahit les journaux italiens, qu’on rédigeait sur le modèle des nôtres. Les clubs, fondés à l’image de ceux de Paris, retentirent des discours apportés de France ; l’éloquence enflammée de Rousseau régna de Naples à Milan. Les Muses mêmes se firent républicaines, et on entendit les poètes italiens célébrer l’expédition d’Irlande ou la mort du jeune Bara. Mais le plus beau, ce fut le théâtre révolutionnaire, que l’on traduisit, que l’on imita, que l’on joua partout, au grand enthousiasme des patriotes, c’est-à-dire des amis de la France, et au grand scandale des personnes de bon sens. Ce délire dura trois ans. Puis l’Empire apporta d’autres procédés. On protégea la littérature italienne par des récompenses ; mais on la tua par inanition. Le ton officiel qui régnait à Paris, dut régner à Rome. Allusions et symboles, mythes et allégories abondèrent dans les hymnes et dans les cantates. Des troupes d’acteurs français, constituées officiellement par la volonté de Napoléon, parcoururent les villes. Même la langue se vit menacée ; on sonna l’alarme en Toscane, qui put croire un instant qu’on lui interdirait l’emploi de l’italien. — Ce n’est pas qu’au fond, cette invasion trop brutale ait causé à l’esprit national de sérieux préjudices. Les influences artificielles ne durent pas longtemps : celle-là disparut aussi vite qu’elle était venue. Et puis, avec cet admirable sens pratique qui est dans le génie de la race, les littérateurs surent s’adapter aux conditions qui leur étaient faites pour en tirer bon parti. En prose francisée, en vers de commande, ce fut toujours l’Italie qu’on loua, ce fut toujours le sentiment de l’Italie qu’on exalta : si bien que la nationalité littéraire, en fin de compte, gagna plutôt qu’elle ne perdit. Mais on conçoit comment cette prédominance intellectuelle, imposée par les baïonnettes, dut paraître dangereuse et demeurer odieuse aux yeux des écrivains. Pour comprendre la portée de l’apostrophe de Leopardi, qu’on se reporte au journal où il consignait le travail intime de son esprit : on y voit combien la question de l’hégémonie littéraire de la France, considérée sous le double aspect de l’esprit et de la langue, préoccupe et irrite cette pensée anxieuse, qui voit en elle un danger national[1].

  1. Par exemple, Zibaldone, t. III, p. 205 : « Pur troppo è certissimo che, l’indole de’ costumi italiani essendo affatto cambiata, massiine dalla Rivoluzione in poi, ed essendo al tutto francese, è perduta quasi effettivamente la stessa indole della lingua italiana... »