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que nos pères, pour se nourrir comme nous, dépensaient plus que nous ; lorsque leur dépense est moindre ou seulement égale à la nôtre, c’est qu’ils mangent peu et mal.

Sans trop multiplier les exemples, je citerai la lettre bien connue où Mme de Maintenon dresse le budget de son frère d’Aubigné. Ce texte a servi maintes fois à démontrer le bon marché de la vie d’autrefois et il en démontre au contraire, pour peu qu’on le lise avec soin, la cherté et la rusticité relative. La nourriture journalière d’une maison de 12 personnes, dont 2 maîtres et 10 domestiques, est ici chiffrée à 42 fr. 35 de notre monnaie, — 12 livres 5 sols, — soit 3 fr. 50 par tête, somme qui semblerait au premier abord peu différente de ce que dépense en 1910 un ménage parisien de situation sociale identique à celui de Charles d’Aubigné.

Mais Mme de Maintenon ne prévoit dans cette somme que le pain, le vin, la viande de boucherie, la volaille et les fruits. Elle ne parle ni du poisson, beaucoup plus cher alors que la viande, ni des légumes, ni du beurre, du lait, des œufs, du fromage, des entremets (gâteaux, confiseries), des liqueurs, de l’épicerie (huile, vinaigre, etc.). Or la part de tout ce qu’elle passe sous silence représente aujourd’hui la moitié, — 50 pour 100, — des frais de table dans les familles de la capitale, dont la nourriture revient à 4 francs par tête et par jour. A ne considérer qu’un seul des chapitres omis, l’épicerie, pour n’être pas aussi variée que de nos jours, n’en était pas moins très onéreuse en 1679, lorsque le sel valait 2 fr. 50 le kilo et les autres condimens à proportion. Les d’Aubigné devront borner leur ambition à 125 grammes de sucre pour la compote, — leurs dix domestiques aujourd’hui en mettraient chaque jour trois fois davantage dans leur café, — et Mme d’Aubigné ne prétendra pas avoir du beurre à déjeuner ni des confitures à la collation, prodigalités exorbitantes aux yeux de sa belle-sœur.

Toute distraction au dehors lui est du reste refusée : elle devra « s’amuser dans sa chambre, s’accoutumer à la solitude... ; il ne conviendrait point qu’elle fût dans le monde, » sans doute parce qu’elle a « un air d’emplâtre. » Quant au mari, il acceptera des dîners partout, « mais ne se piquera point d’honneur d’en rendre. » Cependant, malgré le programme ainsi tracé de rigoureuse économie, ce ménage du XVIIe siècle aurait forcément dépensé, pour se nourrir lui et ses gens, beaucoup plus que ne dépense aujourd’hui