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L’ÉVOLUTION DES DÉPENSES PRIVÉES.

du commerce. De sorte que le tout ne monta qu’à 3 660 000 francs inlrinsèques, — une dizaine de millions actuels. — Ce n’était rien, mais le bénéfice du Trésor fut ailleurs : cette refonte d’argent servit de prétexte à un abaissement notable de poids et de valeur des espèces en cours.

De cette altération monétaire, qui passait alors pour un impôt déguisé, la nation tout entière fut contrainte de faire les frais ; mais comme, tout entière aussi, elle s’était refusée à se désargenter par persuasion, rien ne saurait nous renseigner sur l’importance de la vaisselle répandue parmi les bourgeois et les gentilshommes de province.

Quant à la noblesse de Cour, seigneurs financièrement mariés, hauts fonctionnaires grassement pensionnés et fermiers d’impôts aristocratisés, autant que les chiffres permettent d’en juger, elle possédait au xviie siècle beaucoup plus d’argenterie utile que les personnages équivalens du temps féodal ; les pièces qui composaient son service de table étaient tout autres. Il lui fallait plus d’assiettes depuis que l’on en changeait un peu, des cuillers aussi et des fourchettes, car on ne portait plus les morceaux à sa bouche avec la pointe de son couteau, encore moins entre le pouce et l’index : « s’en lécher » ou « s’en mordre les doigts, » — ce que Montaigne avouait lui arriver souvent parce qu’il mangeait trop vite, — n’étaient plus que des métaphores.

Depuis que les compagnons efféminés d’Henri 111 avaient scandalisé leur siècle par l’idée bizarre de porter à leur bouche un petit instrument fourchu, au lieu de leurs doigts ; depuis que Thomas Coryate, pour avoir rapporté cet usage d’Italie, sous Henri IV, avait été ridiculisé et affublé du surnom de furcifer, les fourchettes s’étaient imposées en France. Ce que l’on avait ainsi nommé à Byzance, puis à Venise et chez nous où cet objet était dès longtemps connu, bien qu’inusité, c’était un tout petit ustensile à deux dents’presque dépourvu de manche. Telles avaient dû être les 4 fourchettes d’or du pape Boniface VIII (1295), les 3 fourchettes de Charles V, la fourchette de la reine Clémence de Hongrie (1328) ou celle du chancelier Duprat qui, sur 300 000 francs d’argenterie, avait aussi deux douzaines de cuillers.

Telles en tout cas avaient été les fourchettes dans la première moitié du xviie siècle : ce qui nous l’apprend avec certitude,