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l’usage, puisqu’il n’y avait pas dans toute l’étendue de ses fiefs cinq personnes à jouir d’un pareil revenu. L’ordonnance n’était pas sérieuse. Les seigneurs, les prélats et les bourgeois aisés avaient donc de l’orfèvrerie, mais en petite quantité. Le plus riche marchand-boucher de Paris au xive siècle, — boucher nominal s’entend, propriétaire de plusieurs étaux qu’il affermait, comme faisaient à cette époque les détenteurs de ce commerce monopolisé, — possédait une douzaine de kilos d’argenterie ; les religieux de Saint-Denis, que l’on disait avoir un stock de vaisselle plate, la fondirent au xve siècle et la donnèrent à Dunois pour solder des troupes ; elle pesait moins de 10 kilos.

Jean sans Peur ne dédaignait pas dans sa jeunesse de manger dans des plats d’étain pendant que l’on réparait sa vaisselle d’argent ; celle du sire de La Trémoïlle pesait alors 38 kilos et, vers la fin du xve siècle, celles du comte d’Angoulème, père de François Ier(1497) et de l’archiduc Philippe le Beau, souverain des Pays-Bas (1501) étaient de 90 à 100 kilos.

Ces chiffres assez modestes expliquent pourquoi, lorsqu’un personnage même très opulent alors donnait un grand festin, il devait emprunter de la vaisselle de tous côtés. Celles du Roi, du chancelier, du surintendant des finances, de trois ou quatre princes et seigneurs, se trouvent ainsi prêtées et réunies occasionnellement sur une même table. Encore ne suffisent-elles pas toujours, et l’amphitryon est-il obligé de compléter le service par de l’étain. Aussi, lorsqu’il est question, dans les Mémoires ou les récits d’autrefois, de repas servis uniquement en vaisselle d’argent, faut-il savoir si elle n’est pas louée. Autrement, on s’exposerait à croire nos aïeux beaucoup plus riches à cet égard qu’ils ne l’ont été réellement. Jusqu’au milieu du xviiie siècle, les rôtisseurs se chargeaient de fournir la vaisselle plate pour les soupers qu’ils servaient en ville ; eux-mêmes en tant que besoin l’empruntaient à des spécialistes, sous leur responsabilité, car il se trouvait des cliens assez indélicats pour mettre cette vaisselle en gage.

Avec le temps le luxe évolua : celui de la vaisselle d’or passa de mode ; les princes du xviie siècle en avaient peu. Louis XIV fit fondre à la Monnaie toute celle de la couronne, le total monta à 810 000 francs. Celle de Charles V était depuis longtemps sans doute vendue et dispersée. Le goût de l’argenterie s’était au contraire développé, mais dans une classe très restreinte :