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ecclésiastique, entre la nationalité russe elle-même et la profession de la foi orthodoxe, a pu être, autrefois, un des plus solides fondemens de l’Etat russe, une des forces même de la nation ; aujourd’hui, elle a quelque chose d’archaïque. Si l’on prétend la maintenir intacte, au lieu d’être une garantie pour l’Etat comme pour l’Eglise, elle risque d’être, pour tous deux, une gêne et une faiblesse. Les privilèges mêmes, officiellement assurés à la vieille Eglise, n’ont plus leur antique efficacité, et ils ont comme rançon, au dehors, l’assujettissement bureaucratique, au dedans, l’engourdissement spirituel. Le monopole conféré par la loi à l’Eglise dominante, monopole de propagande, est inconciliable avec la libre concurrence qui est la conséquence logique, la suite, à la longue inévitable, de la liberté religieuse. Plus les cultes dissidens, peu à peu affranchis, apprendront à faire usage de leurs nouvelles libertés, plus l’Église officielle, chargée de liens de toute sorte, paralysée par ses privilèges mêmes, se sentira entravée et embarrassée pour soutenir la lutte contre des adversaires plus dispos pour le combat et mieux adaptés aux conditions et aux batailles de la vie moderne. Les esprits habitués en toutes choses à respirer un air plus libre, les âmes les plus chrétiennes, vaguement tourmentées d’aspirations nouvelles, se sentiront mal à l’aise et comme oppressées, dans l’épaisse et lourde atmosphère de cette Église bureaucratique, en quelque sorte domestiquée par les siècles.

Pour lui garder la foi et l’amour de ses ouailles, pour qu’elle soit autre chose que le cadre extérieur d’une institution d’État, il faut donner à l’Église plus de vie, et on ne peut lui donner plus de vie qu’en lui rendant plus de liberté. Il n’est pas nécessaire pour cela de proclamer la séparation de l’Église et de l’État. S’il est au monde un pays encore éloigné de la séparation, c’est la Russie. Elle sera sans doute, de tous les pays chrétiens, le dernier à s’y résoudre. Mais entre l’union intime, étroite, qui fait de l’administration de l’Église une branche de l’administration impériale, et la séparation, il y a bien des étapes. Sans briser l’union, sans renoncer même à tous ses droits sur l’Église et sur la hiérarchie, l’État peut les tenir dans une dépendance moins stricte et une tutelle moins jalouse. S’il prétend, comme il en fait profession, servir les intérêts de l’orthodoxie, à ses yeux liés aux intérêts mêmes de la nation, c’est l’unique façon de les servir.