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la barbe proscrite par Pierre le Grand, ces chrétiens fidèles aux vieilles mœurs comme aux vieux rites, avaient élevé, jusque dans les deux capitales, des maisons de prières, que la police s’était résignée à ne plus fermer.

Malgré cela, les vieux-croyans, demeurés les plus fidèles à l’esprit conservateur et routinier de leurs ancêtres, s’ils étaient tolérés par l’autorité suprême, restaient toujours exposés aux dénonciations du clergé, aux vexations de la police. Le plus grand nombre d’entre eux était toujours inscrit sur les registres des paroisses orthodoxes ; à ce titre, ils ne pouvaient exercer leur culte qu’à l’aide du grand agent d’émancipation sous le régime autocratique, à l’aide du rouble, du pot-de-vin, de la corruption des autorités civiles ou ecclésiastiques. La liberté que semblait leur assurer l’édit de tolérance du tsar Nicolas II risquait d’être illusoire ou précaire, si les anciennes lois interdisant aux orthodoxes, ou aux Russes considérés comme tels, de sortir de l’Eglise d’Etat demeuraient toujours en vigueur. Ces lois d’un autre âge, la troisième Douma, cette Douma conservatrice, si souvent traitée par ses adversaires de rétrograde, voire de Chambre introuvable, les a rejetées après une vive et tumultueuse discussion. Les « octobristes, » ces conservateurs constitutionnels qui forment le centre de la Douma, se sont joints aux « Cadets » et aux groupes de gauche, pour reconnaître aux Russes orthodoxes, malgré les instances des ministres, le droit de sortir librement du giron de l’Eglise officielle[1]. C’est là une grande nouveauté dans la Sainte Russie, une nouveauté si hardie qu’il reste douteux qu’elle soit sanctionnée par le Conseil de l’Empire, ou qu’elle triomphe des pieux scrupules de l’empereur Nicolas. Ce n’est cependant qu’à ce prix que la liberté religieuse sera vraiment établie et vraiment garantie dans l’Empire. Quelque opinion qu’on ait de la jeune Russie constitutionnelle et de la troisième Douma, il convient de féliciter la majorité de cette timide assemblée d’avoir osé prendre une initiative d’une telle portée. Cela seul prouverait l’erreur ou l’injustice des Russes et des étrangers qui se plaisent à répéter que, avec la troisième Douma, la « Révolution russe » n’a abouti qu’à un avortement.

  1. Il est bon de savoir que le chef des Octobristes et par suite de la majorité, M. Al. Goutchkof, élu dernièrement président de la troisième Douma, est sorti lui-même d’une famille de vieux-croyans.