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qu’à l’aide de réformes profondes, et qui ne saurait se réformer qu’à l’aide d’un peu de liberté. Le besoin en est d’autant plus impérieux que l’Église qui, depuis son assujettissement, avait déjà perdu tout crédit sur les classes élevées voit de plus en plus s’éloigner d’elle les masses populaires, les ouvriers des villes, et souvent, à leur suite, les paysans des villages[1].


I

Si les cinq millions de Juifs de la Russie n’ont encore pu retirer aucun bénéfice réel de l’édit de tolérance de Nicolas II, il n’en est pas de même des raskolniks, des « vieux-croyans » ou « vieux-ritualistes, » en révolte, depuis plus de deux siècles, contre l’Église officielle. Ces sectaires longtemps persécutés ont, aux yeux mêmes des plus ardens nationalistes grands-russiens, un précieux avantage sur tous les autres dissidens, sur les Juifs comme sur les musulmans, sur les catholiques comme sur les protestans ou les Arméniens ; ils sont tous de sang russe, presque tous même de souche grande-russienne. Détachés de l’orthodoxie officielle, sous le règne du tsar Alexis, père de Pierre le Grand, pour n’avoir pas voulu admettre la réforme liturgique du patriarche Nikone, ces vieux-croyans ou « starovères » représentent le vieil esprit moscovite, avec son conservatisme étroit et son traditionalisme intransigeant. Ils ont, sous les Romanof, incarné les résistances opiniâtres des Vieux-Russes à l’œuvre européenne de Pierre le Grand, à la transformation de l’orientale Moscovie en État moderne. De là, les colères soulevées contre eux, la longue et obstinée persécution dont ils ont été les victimes sous Pierre et ses successeurs. L’Église et l’État se trouvaient déjà tellement liés qu’une révolte contre l’Église devait être traitée comme une insurrection contre l’État. Aux rigueurs de la loi les vieux-croyans, bientôt divisés en nombreuses sectes rivales, répondirent, à leur tour, en jetant l’anathème à l’État comme à l’Église, en maudissant le gouvernement imitateur des « païens d’Occident, » en reniant l’autorité tsarienne elle-même. Pour les sectes extrêmes, l’Église russe devint « la synagogue de Satan ; » le Tsar, jadis vénéré comme « le

  1. L’incrédulité et le matérialisme commencent à pénétrer dans le peuple ; voyez une étude du prince Eug. Troubetskoï : Moskovski Ejeniedelnik, 9 janvier 1910.