Page:Revue des Deux Mondes - 1910 - tome 56.djvu/545

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

libéraux, les amis des « Cadets, » ceux qui s’efforcent de répandre en Russie les principes du libéralisme occidental. Ils partagent les vivaces antipathies contre le groupe politique dirigé par M. Milioukof.

En Russie, de même encore qu’en beaucoup d’autres pays, de même qu’en Allemagne ou en Autriche-Hongrie, un des griefs les plus fréquens contre les Juifs est qu’ils tiennent une trop grande place dans la presse. Pour émanciper cette dernière de la domination « sémite, » un des plus brillans journalistes de Pétersbourg, M. Menchikof, a proposé, dans le journal le plus répandu de l’Empire, le seul, assure-t-on, que lise le Tsar, le Novoié Vrémia, une mesure qu’un Russe seul pouvait imaginer. M. Menchikof réclamait une loi interdisant aux Juifs d’écrire en d’autres feuilles que des feuilles juives, sans doute en hébreu ou en jargon. Il est vrai que le publiciste nationaliste entendait appliquer un traitement analogue aux Polonais, aux Arméniens, à tous les « allogènes, » à toutes les nationalités soumises à la Russie. La presse russe, selon ce patriote, devrait être le monopole des « Vrais Russes, » c’est-à-dire des Russes orthodoxes ; — et pour que ce nouveau privilège ne leur fût pas sournoisement dérobé, l’écrivain du Novoié Vrémia demandait que la loi prohibât en même temps tout pseudonyme et tout article anonyme.

Un tel exemple montre jusqu’où vont, en des milieux influens, les excès du nationalisme grand-russien, l’intolérance des hommes qui prétendent parler au nom du peuple russe. Pour en triompher, il faudra aux libéraux de toute origine des années d’énergiques et persistans efforts. En attendant, tout en ayant garde d’obéir à toutes les sommations de ces soi-disant défenseurs du trône et de la patrie, le gouvernement impérial semble céder trop souvent à leurs suggestions passionnées, croyant trouver en eux le plus sûr appui contre les entreprises révolutionnaires ou contre les impatiences des libéraux.

L’histoire parlementaire nous avait déjà montré l’erreur des politiques novices qui se persuadent que le régime constitutionnel, que l’inauguration de Chambres électives tournent, partout, immédiatement, au profit des libertés publiques, au profit des minorités religieuses ou nationales. L’exemple de la Russie nous fait voir, une fois de plus, que les adversaires du régime constitutionnel et de la tolérance religieuse peuvent se servir de la tribune et des prérogatives du Parlement pour combattre