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lui-même le développement général du pays. Mais c’est là un ordre de considérations auquel, en Russie comme ailleurs, peu d’esprits osent s’élever, et qui, partout, laisse les masses indifférentes.

Qu’on le souhaite, ou qu’on l’appréhende, il faut renoncer, pour longtemps sans doute, à voir édicter en Russie une sorte de décret Crémieux, accordant, d’un seul coup, aux Juifs de l’Empire, tous les droits reconnus aux Russes orthodoxes. Une pareille mesure n’eût été possible qu’à une époque de révolution, à ces heures d’ardent enthousiasme où les partis et les peuples, comme soulevés au-dessus d’eux-mêmes, se haussent d’un bond à des résolutions soudaines que, le calme une fois rétabli et l’enthousiasme des premiers jours tombé, ils se prennent parfois eux-mêmes à regretter. Si la première Douma eût vécu, si elle avait réussi, selon le rêve de quelques-uns des « Cadets, » à s’ériger en Constituante, peut-être eût-elle eu, elle aussi, à l’instar de nos grandes assemblées, l’audace de décréter l’égalité devant la loi, sans distinction d’origine ou de religion. C’eût été conforme à la logique des idées qui, au Palais de Tauride, entraînaient alors la majorité politique, aussi bien qu’aux exemples de notre Révolution sur lesquels tant de jeunes tribuns du Nord semblaient enclins à prendre modèle. Malgré cela, beaucoup de Russes, beaucoup de Juifs surtout en doutaient. Durant la guerre de Mandchourie et durant les deux premières années du nouveau régime constitutionnel, j’ai parcouru, trois printemps de suite, d’Odessa et de Kichinef, à Kief, à Varsovie, à Vilna, à Pétersbourg, les provinces de l’Empire où restent entassées par la loi les masses Israélites. Aux Juifs de Russie, comme à leurs amis d’Europe et d’Amérique, je représentais que les lois restrictives dont ils se plaignaient allaient sans doute prendre fin avec le régime autocratique. La plupart n’ajoutaient pas foi à ces espérances ; les plus sages, les plus modérés osaient à peine compter sur quelques lentes réformes de détail ; les plus ardens, les plus impatiens maintenaient que, pour les Juifs, il n’y avait rien à attendre que d’une révolution. C’est la raison pour laquelle tant d’entre eux ont paru faire cause commune avec les partis extrêmes. Du gouvernement impérial, des « octobristes, » des constitutionnalistes modérés, ils désespéraient de rien obtenir. Ce pessimisme, je l’avoue, me semblait alors outré, injuste ; l’événement a montré qu’il n’était ni l’un ni l’autre.