Page:Revue des Deux Mondes - 1910 - tome 56.djvu/530

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

qu’ils prétendent ne servir que leurs intérêts, les gouvernemens et les peuples sont souvent menés, à leur insu, par leurs passions ou par leurs préjugés. Après les humiliations de la guerre et les inquiétudes de la révolution, le sentiment national russe s’est heureusement réveillé. La Russie éprouve de nouveau le besoin de se sentir grande et forte. Comme Français et comme Européens, nous ne saurions que nous en réjouir, tout en regrettant que ce patriotisme russe ne reprenne, trop souvent, la forme d’un nationalisme moscovite orthodoxe, étroit et oppressif. L’Empire des Tsars est trop vaste, il comprend trop de peuples divers, trop de religions différentes, pour que puisse impunément y triompher la spécieuse devise : la Russie aux Russes, ce qui, pour le parti soi-disant national, n’a qu’un sens. la Russie aux Russes orthodoxes. Comme me le disait un ancien ministre du Tsar, au-dessus de la Russie, il y a l’Empire russe : or, une telle devise n’a rien d’impérial.

Appliquée à toutes les « Okraïnes » des frontières, à tous les peuples et à toutes les religions de la Russie d’Europe et de la Russie d’Asie, pareille politique, au lieu de fortifier l’Empire, en en cimentant l’unité, risquerait de l’affaiblir par la désaffection et d’en préparer la désagrégation. Il n’est pas permis d’oublier que, de la Finlande à la Pologne et au Caucase, la vieille Russie orthodoxe est entourée d’une large ceinture multicolore de populations d’origine étrangère et de religions diverses, qu’elle ne peut s’attacher que par l’esprit de justice et par l’esprit de tolérance. Vis-à-vis de la Finlande, comme vis-à-vis de la Pologne, la Russie a la force ; elle peut tout décréter et peut-être tout exécuter ; mais, trop d’exemples le montrent, la force ne suffit pas à tout ; la force peut élever des États, elle est tôt ou tard impuissante à leur garantir la vie et la durée. Aux crampons de fer, aux liens matériels, il faut que viennent s’ajouter les liens moraux ; et, vérité qui, pour être devenue banale, n’en demeure pas moins toujours vraie, à la conquête des armes il faut que succède la conquête des âmes ; celle-ci ne se fait ni par l’état de siège, ni par la compression légale. Plus vaste et plus complexe est un Empire, plus il renferme de races et de peuples divers, et plus l’affection de ses peuples est, pour lui, l’unique moyen de mettre son unité à l’abri des révolutions intérieures ou des guerres étrangères. M. Stolypine a dit un jour une belle parole : « En Russie, la force ne doit point primer le droit. »