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Les autocrates de Russie n’ont pas eu la même prévoyance ou la même hardiesse que leurs voisins et amis, les Hohenzollern. La liberté religieuse était la seule qu’un tsar eût pu accorder à ses sujets sans entamer son pouvoir absolu. Aucun ne l’a osé, parce que, en Russie, l’entière liberté religieuse avait contre elle la longue solidarité de l’Église et de l’État, l’intérêt de la bureaucratie, la tradition nationale, les préjugés du pays ou du pouvoir. Catherine II, la grande Catherine, l’émule de Frédéric, qui, ainsi que Frédéric, donnait asile en ses Etats aux Jésuites, Catherine, l’amie de nos philosophes, faisait bien, elle aussi, profession de tolérance. Elle élevait en sa capitale des églises de tous les cultes ; elle couvrait les partages de la Pologne du prétexte d’y rétablir la liberté des dissidens ; mais ces mêmes partages, le désir de rattacher plus intimement les provinces nouvelles à la vieille Russie, l’ambition de se montrer à ses peuples en souveraine orthodoxe, patronne de la foi nationale, amenaient Catherine elle-même à mettre les forces de l’État et l’administration impériale au service de l’Église et de l’orthodoxie officielle. Depuis Catherine et depuis Alexandre Ier, l’esprit de tolérance, chez les maîtres de l’Empire, la liberté religieuse, dans les lois ou dans les mœurs, étaient plutôt en recul ; la Russie, à la fin du XIXe siècle, semblait plus arriérée que la Russie de la fin du XVIIIe. Presque seule en Europe, elle restait, à cet égard, un pays d’ancien régime.

Sous Nicolas Ier et ses successeurs, sous Alexandre III surtout, a prévalu, grâce à M. Pobédonostsef, le célèbre haut-procureur du Saint-Synode, un esprit d’obstinée et inflexible propagande orthodoxe. C’était le temps où le gouvernement, l’administration, les tribunaux, s’inspiraient de la décevante maxime, si longtemps la devise de toutes les autorités, et encore aujourd’hui le mot d’ordre des partis d’extrême droite : « Autocratie, Nationalité, Orthodoxie. » Contrairement à la nature et aux intérêts même d’un Empire qui embrasse en son sein tant de races, de religions, de peuples divers, la Russie du XIXe siècle poursuivait une politique étroitement confessionnelle, s’entêtant à chercher l’unité de l’État dans l’unité de la religion, ne se résignant pas à ce que le quart ou le tiers des sujets du Tsar demeurassent, en public ou en secret, hors du giron de l’Eglise officielle. C’était là une politique soi-disant nationale à laquelle aucun souverain n’osait renoncer. Pour que le gouvernement