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REVUES ÉTRANGÈRES.

une habileté remarquable, tâche à détourner sur Jacques les besoins naturels d’affection du vieux châtelain. Aussi bien le médecin dont j’ai déjà parlé réussit-il à émouvoir intimement le cœur d’Allenstein en lui racontant que Jacques a risqué sa vie pour lui, pour défendre son honneur contre des allusions indiscrètes du jeune Radkersberg à ses sentimens envers sa lectrice. La vérité est qu’Allenstein, sans savoir l’exprimer, aime beaucoup ce garçon dont il se croit le père. Nous avons l’impression que la partie savamment engagée par Lisa peut être tenue pour gagnée. Ce qu’il faut à cet homme ignorant de toutes les joies de la vie, c’est d’avoir auprès de soi des cœurs qui consentent à l’aimer tel qu’il est, avec la sauvagerie et le manque d’expansion qui lui sont naturels ; et nous sentons, avec Lisa triomphante, qu’il suffira au fils présumé d’apparaître devant son père, le bras en écharpe et la mine fiévreuse, pour que le hobereau renonce en sa faveur à un amour qui n’a pas encore projeté en lui des racines bien profondes. Mais le malheur veut que Jacques, à peu près décidé, lui aussi, à tomber aux pieds d’Allenstein pour lui demander l’autorisation d’épouser Lisa, rencontre à ce moment sa mère, la veuve Steger, venue au château pour essayer enfin de se faire payer les dettes du lieutenant de Pasini. Le jeune homme exige formellement de sa mère qu’elle lui révèle de qui il est fils ; et la cabaretière, qui ne se doute pas de la gravité de la catastrophe que va produire son aveu, finit par lui déclarer que c’est le médecin, l’ami d’Allenstein, qui est son véritable père. Vient alors l’une des scènes les plus importantes de la pièce. En présence et à l’instigation de Lisa, qui ne suit rien encore, Allenstein remercie chaudement le jeune homme de s’être battu pour lui ; et cette tendresse même enlève à « Jacques l’Imbécile » le courage de tromper plus longtemps son maître et bienfaiteur.


Jacques. (très vite, tout d’un souffle). — Ma mère est venue ici, tout à l’heure, et m’a tout révélé.

Allenstein (étonné). — Quoi ?

Lisa (avec un sourire affolé). — Regardez-le donc ! Il a la fièvre ! (Très excitée.) Jacques, allez-vous mettre au lit !

Allenstein. — Votre mère, qu’est-ce qu’elle vous a dit ?

Jacques. — Vous n’êtes point mon père !

(Un moment de silence.)

Lisa (épouvantée). — Mon Dieu !

Allenstein (d’une voix calme). — Je ne suis pas ton père ? Et qui donc, alors ?

Jacques (entre ses dents). — Le docteur.