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premières notes du thème reviennent flotter, comme mortes, à la surface de triolets tremblans. C’est un de ces momens de défaillance, de détresse, où, de même qu’à la fin de la marche funèbre de l’Héroïque, Beethoven, plus que jamais humain, nous semble près de s’abandonner.

Mais il se reprend aussitôt et, d’un sublime élan, se relève. « Plein ciel, » eût dit Victor Hugo, s’il avait compris quelque chose à la musique, de la cinquième et dernière variation. Dégagée à jamais de tout embarras et de toute entrave, délivrée de la passion et de la douleur, l’idée s’y transfigure, s’y revêt et rayonne d’une beauté véritablement céleste. Elle triomphe, mais ce n’est pas dans l’orgueil, encore moins par la violence, qu’elle triomphe : c’est dans l’extase et par l’amour. Des myriades de notes, et de notes hautes, les plus hautes du clavier, des trilles, des traits, environnent le thème, faisant et refaisant autour de lui sans cesse des nimbes et des auréoles. Ici la vision de Beethoven, — car on croirait qu’il voit et nous voyons avec lui, — ressemble à celle de Dante aux derniers chants du Paradis. En des ordres divers nos impressions finissent par se confondre et nous ne savons plus très bien si notre oreille jouit des sons, ou notre œil de la lumière.

Enfin la joie de notre âme et de notre esprit est complète. L’évolution logique et sentimentale du thème est maintenant achevée. L’être sonore qu’est une mélodie, — et une mélodie de Beethoven ! — se retrouve identique à lui-même, mais fortifié, enrichi de tout ce que tant de modes divers ont ajouté à sa substance et à sa vie. Alors, nous rappelant à la fois ce qu’il était et ce qu’il est devenu, son origine et sa perfection, la parabole évangélique nous revient en mémoire. « Le royaume des cieux est semblable à un grain de sénevé… » N’a-t-il pas aussi quelque chose de céleste, ce royaume des sons, dont Beethoven a pu dire avec magnificence : « Mon royaume est dans l’air ? » Né comme l’autre du plus humble germe, il s’est ici, comme l’autre encore, miraculeusement étendu.

Je ne sais rien, non seulement d’égal, mais de supérieur peut-être aux variations de l’Op. 111, sinon les variations (Op. 120) sur une valse de Diabelli. Hans de Bülow, dans son incomparable, son indispensable édition de Beethoven, a bien raison de considérer « cette œuvre gigantesque comme une sorte de microcosme du génie de Beethoven ; » bien plus, ajoute-t-il, « comme une image quintessenciée de l’univers sonore. » Il y a trente-trois variations, pas davantage. Elles furent payées trente ducats en or, un peu moins d’un ducat chacune.