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UNE VIE D’IMPÉRATRICE.

ma lettre de la juste indignation qu’a excitée son enlèvement ; une heure après, j’apprends qu’il a été fusillé. Je ne peux vous rendre reflet que cela m’a fait et que cela a causé généralement. Cela m’a bouleversée toute la journée, et ce qui y contribue encore, c’est que j’ai reçu les gazettes dans la journée et que dans le journal de Paris, on ose dire que c’est de l’autorisation de mon grand-père qu’on a commis cette indignité dans son pays. Le chargé d’affaires de l’Empereur à Paris dit qu’on n’a averti mon grand-père qu’après que le beau coup avait été fait. Je voudrais cependant savoir la vérité de cela, si vous pouvez me la dire, chère maman. La supposition seule que le journal de Paris eût dit vrai me mettrait hors de moi ; je n’aurais pas pu supporter ce déshonneur pour notre famille. » Quelques semaines plus tard, une visite de son grand-père à Napoléon la met hors d’elle. « Quoi ! mon grand-père va faire sa cour à Bonaparte ! Il me semble que quand même il aurait passé par ses Etats, il se serait éloigné ou mis dans son lit à jouer le malade pour éviter de le voir, et il va le chercher ! Cela me fait une peine et une honte que je ne puis rendre… Quoique cela ne serait pas trop de saison pour mon grand-père, je comprendrais qu’il aille incognito le voir comme une curiosité, mais sûrement il ne s’en tiendra pas là ; il ira chez lui, il lui donnera des Majesté à tort et à travers. Je vous jure que je voudrais me cacher le visage de honte en y pensant seulement. » Son exaspération redouble à la nouvelle du mariage de son frère : « Comment mon grand-père peut-il laisser faire des choses pareilles, car ce n’est pas lui qui les aura imaginées, j’espère ? Il n’y a pas de terme à cette vilenie. »

On ne saurait s’étonner qu’en proie à de tels sentimens, l’impératrice Élisabeth ait considéré la paix de Tilsitt comme une humiliation pour la Russie et pour son souverain. À la Cour, tout le monde pensait comme elle. Mais la fermeté d’Alexandre, la satisfaction qu’il montrait et sous laquelle se dissimulaient les arrière-pensées qui ne se firent jour qu’après Erfurth, imposaient silence à tous. « La jeune Cour est tout entière régie par la volonté de l’Empereur, disait dans ses rapports le général Savary envoyé de Napoléon à Saint-Pétersbourg. L’impératrice Élisabeth timide et réservée dit et pense comme on le désire. » C’était vrai. Elle recevait Savary, le comblait de politesses, l’invitait même à dîner, docile aux ordres de son mari,