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faire diversion aux siens, lui fournir l’occasion de révéler toute sa valeur morale et l’ardent patriotisme dont elle était animée depuis que son mariage l’avait faite Russe. Ce patriotisme lui venait de l’amour qu’elle avait conçu pour son pays d’adoption. Déjà en 1805, elle le proclamait.

« À présent que j’ai passé la moitié de ma vie ici (étant venue à l’âge de treize ans et j’en ai vingt-six, j’ai plus vécu ici qu’en Allemagne, parce que j’appelle vivre penser et sentir et que, dans toute la première enfance, l’existence est plutôt animale), à présent donc, je vous avoue, maman, que je me sens très fort des entrailles pour la Russie, que, quelque plaisir que j’aurais à revoir l’Allemagne, que j’aie à y penser, je serais désolée de quitter la Russie pour toujours et que si, par quelque circonstance imaginaire, je me trouvais isolée et maîtresse de choisir le lieu de ma demeure, c’est en Russie que j’irais m’établir, quand même je devrais être ignorée de l’univers entier. » En 1812, quand les armées françaises foulent le sol moscovite, elle exprime ce sentiment avec plus de force. Nuit et jour, elle se préoccupe du salut de sa chère, de sa bien-aimée Russie à qui elle porte dans, ce moment le sentiment qu’on aurait pour un enfant chéri et sérieusement malade. « Dieu ne l’abandonnera pas, j’en suis sûre ; mais elle souffre et moi avec elle de tous les, détails de sa souffrance. » Le même refrain se retrouve à tout instant dans ses lettres. En Russie seulement, elle se croit chez elle et dans sa patrie.


III

Sur les idées dont la correspondance de l’Impératrice nous la montre animée, était venue naturellement se greffer une haine ardente contre Bonaparte. Elle n’avait cessé d’en témoigner. La mort du duc d’Enghien enlevé traîtreusement la nuit dans les États de Bade ; les bons rapports que le margrave entretenait avec le gouvernement français ; le mariage de Charles de Rade, son petit-fils, avec Stéphanie de Beauharnais, qui faisait du frère d’Élisabeth l’allié de Napoléon ; les défaites de l’armée russe ; la bataille de Friedland et enfin l’alliance conclue à Tilsitt entre les deux empereurs, autant de circonstances où les ressentimens de la jeune souveraine éclatent non sans violence. En apprenant ta mort du duc d’Enghien, elle écrit : « Je vous parlais dans