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trois ans, elle n’a lu complètement en fait de romans que Delphine, Valérie et La duchesse de La Vallière. « bien que ce ne soit pas précisément ce qu’il y a de plus utile. » Ce qui lui plaît davantage, c’est l’histoire. Elle lit d’abord tout ce qu’elle peut trouver d’intéressant sur le passé de la Russie depuis Pierre le Grand, puis le Siècle de Louis XIV, les Souvenirs de Mme de Caylus et d’autres ouvrages de ce genre : « Plus j’en lis, plus cela m’amuse, parce que je me familiarise avec les personnages de ce temps de manière à les croire de ma société. » À citer encore le jugement qu’elle porte sur la Delphine de Mme de Staël, qui venait de paraître : « Le premier volume m’a assez plu, mais le reste, non. Comme vous dites, il y a de belles pensées, mais il y a aussi des expressions singulières ; et ce qui, à mes yeux, ôte tout intérêt à Mme  Delphine, c’est qu’elle continue sa liaison avec un homme marié, ce qui selon moi est parfaitement mal. Je pardonne tout à une femme hormis de séduire un homme marié, car on ne peut pas en calculer les suites funestes. » Sous cette appréciation qui s’inspire de sa droiture de conscience, il y a une plainte, car à cette heure, elle souffre cruellement du lien qui s’est formé entre son mari et la comtesse Narychkine.


II

Il n’est pas établi qu’antérieurement à sa liaison avec Marie Narychkine le grand-duc Alexandre, plus tard empereur, ait été infidèle à sa femme. S’il le fut, elle l’ignora. À l’époque où il connut la belle enjôleuse qui allait prendre sur lui tant d’empire, Élisabeth était sans défiance. On en trouve la preuve dans un incident assez grave qui se produisit en 1799, alors qu’elle n’était encore que grande-duchesse, au moment de la naissance de sa première fille qui mourut peu après. Le grand-duc avait alors pour ami intime le prince Czartoryski. Grâce à cette amitié, celui-ci était devenu le familier de sa maison. La comtesse Golovine raconte dans ses Mémoires que les ennemis de la grande-duchesse tirèrent parti de ces relations pour jeter un doute dans l’esprit de l’empereur Paul sur la légitimité de la naissance de sa petite-fille. Comme s’il ajoutait foi à leurs calomnies, il éloigna Czartoryski de Saint-Pétersbourg et pendant plus de trois mois ne parla pas à sa bru. Cette intrigue