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permettre que cela tourmente. Et je me trouve fort bien de cette manière ; quand j’ai envie de murmurer, je ne dis que : Patience ! et je rentre en moi-même. Ah ! maman ! c’est toujours mon refrain : un endroit grand comme la main avec ce qu’on aime, c’est là le seul, le vrai bonheur ! Encore du temps de feu l’Impératrice (Catherine), nos chaînes étaient-elles dorées pour quelques yeux ; mais si, à présent, l’univers entier ne voit pas qu’elles sont de fer, l’univers entier est aveugle. »

On peut conclure de ces aveux que tout n’était pas couleur de rose dans la vie de la grande-duchesse Elisabeth. Sa transformation en souveraine n’améliora pas son sort. À l’influence de sa belle-mère qu’elle savait lui être peu favorable, vinrent s’en joindre d’autres qui ne lui étaient pas moins hostiles : celle d’abord de la maîtresse de son mari, la comtesse Narychkine dont il sera question plus loin ; et ensuite celle de la grande-duchesse Catherine, sœur de l’Empereur et toute-puissante sur lui. L’historien d’Elisabeth, dans les commentaires dont il encadre sa correspondance, nous décrit la situation douloureuse de la souveraine.

« La grande-duchesse Catherine, écrit-il, la mieux douée des sœurs d’Alexandre, avait le talent de s’intéresser à tout, passait pour une vraie patriote et aimait se mêler de politique tant intérieure qu’extérieure. Ses relations avec l’impératrice Élisabeth n’avaient rien d’amical et pour bien des raisons : d’abord la différence de caractère et la divergence de vues, puis aussi l’influence qu’avait sur sa fille l’Impératrice mère qui ne sympathisait pas avec Élisabeth et la critiquait souvent devant ses enfans ; enfin la préférence manifeste d’Alexandre pour cette sœur et sa confiance en elle ne pouvaient être sans exciter la jalousie de sa femme. Triste existence que celle d’Élisabeth à cette époque ! L’Empereur était toujours sous le joug de Mme Narychkine et continuait à lui témoigner les mêmes marques d’attention et d’attachement. »

C’est à l’année 1809 que se rapportent ces lignes. Mais l’état de choses qu’elles révèlent s’annonçait déjà en 1803, c’est-à-dire deux ans après l’avènement d’Alexandre. Eût-il été alors possible à l’impératrice Élisabeth de le conjurer ? Eut-elle raison de fermer les yeux sur les infidélités de son époux et de rester, sans plaintes ni murmures, témoin de ses assiduités auprès de la belle Polonaise ? « On ne peut se défendre d’un certain