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Ainsi s’explique l’admirable stabilité, la continuité de la vie anglaise et sa noble beauté, comparable à ces décors centenaires d’arbres et de pelouses où la main patiente du temps est à l’œuvre depuis des siècles. La vieille Angleterre s’en remet elle aussi à cet émondeur qui ne dévaste rien, travaille dans le sens même de la nature, arrondit ici la masse ombreuse des hêtres et la laisse carrière au caprice des pins. Il me semble que la crise actuelle ne doit pas nous faire illusion : quoiqu’il en sorte, les forces de conservation resteront à l’œuvre, affirmant cette croyance traditionnelle et nationale que les destinées d’un pays sont entre les mains de ses élites dirigeantes.

Au-delà du royaume, d’ailleurs, l’Anglais d’aujourd’hui aperçoit l’Empire. De l’antique société si bien assise se détachent sans cesse des élémens jeunes et actifs, qui répondent à l’appel des richesses inexploitées et des communautés inorganiques. Ces pionniers et ces héros de la « plus grande Angleterre, » Greater Britain, ont trouvé leur peintre et leur poète en M. Rudyard Kipling, sujet anglais d’au-delà des mers, qui les a parcourues en tous sens et qui les a magnifiquement chantées. Mais voici un hommage plus significatif encore. Mme Humphry Ward à son tour, après nous avoir, durant vingt-cinq années, si bien parlé de l’Angleterre at home, nous fait pénétrer au fond d’une âme anglaise pour nous y découvrir l’énergie conquérante et ordonnatrice, les instincts de la race impériale. Oui, ce George Anderson que la Revue offrait tout récemment à ses lecteurs, est un roman impérialiste. George Anderson lui-même est la personnification du pays neuf, de la race jeune, de ses efforts et de ses espoirs. Elisabeth Merton et son frère représentent la vieille patrie, ses raffinemens, son luxe, sa tradition et sa durée. C’est un grand sujet que cette antithèse et le conflit qu’elle suscite. N’en apercevons-nous pas tout le sens dans ces quelques lignes d’un dialogue entre George et Elisabeth :


Je songe à notre demeure du Cumberland, à nos vieux serviteurs ; comme tout marche sur des roulettes, combien tout cela est beau et comporte de dignité : chacun restant à son poste ; pas de travaux pénibles, pas de désordre.

— C’est une dignité qui vous coûte cher, dit Anderson presque rudement, en changeant d’attitude. Vous lui sacrifiez des choses mille fois plus réelles et plus humaines.