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LA JEUNESSE ET LA FAMILLE D’ALFRED DE VIGNY.

plupart, admirateurs frivoles ou moroses du passé, contempteurs du présent, prophètes de malheur pour l’avenir ; la participation prématurée à tout un héritage appauvrissant de stériles regrets, d’ambitions sans but ou sans issue.

Alfred de Vigny n’a jamais vu que les côtés flatteurs, avantageux de cette formation de l’esprit et du cœur par le contact respectueux et pénétré d’émotion de parens pétris de tendresse. Il n’a pas même soupçonné que la médaille eût un revers. Il met au nombre des privilèges les plus enviables de son origine d’avoir pu recueillir des lèvres des siens la tradition française par excellence, celle de la conversation.


Comme le diapason exprime l’octave, la plus parfaite consonance, — nous dit-il, — la conversation dans les familles donne à l’âme naissante la note juste et toute l’harmonie de la vie. Exercé à prêter l’oreille, l’enfant y peut distinguer tous les sons et tous les accords qui doivent mesurer, cadencer et guider ses pas et sa voix dans le chœur universel des hommes où il ira prendre rang. Le ton vrai de son langage sur toute chose lui est donné là, dans ces premiers concerts de la parole humaine qui résonnent près de son foyer, aux alentours, de son berceau.


Le « grand plaisir » de ses jeunes années fut donc, avec la lecture pour laquelle il se passionna de bonne heure, « la conversation grave du soir. »

Ce qu’était cette conversation et quel aspect offraient les salons où elle pouvait se dérouler, Alfred de Vigny nous en donne l’idée dans une description étudiée des réceptions ordinaires de la marquise de M***, une ancienne maîtresse de Louis XV, devenue très dévote, fort estimée d’ailleurs de son mari : le marquis ne savait pas mauvais gré à sa femme de cette heure d’illustration, dont elle-même, à soixante ans passés, en dépit de sa dévotion, tirait encore vanité, entre deux stations aux offices religieux de la paroisse de Saint-Thomas-d’Aquin. Aux environs de l’année 1810, elle tenait très bonne compagnie.


Elle réunissait autour d’elle une quantité de vieux amis, débris plus ou moins mutilés de la société d’autrefois et de la cour de Louis XV ; mon vieux père en était et y dînait gaiement avec d’anciens chevaliers de Malte et de Saint-Louis, auxquels l’Empire interdisait leur vieille croix et leur grand ruban. Là, pas une tête qui ne fût poudrée, mais pas une figure qui n’eût l’air noble, ouvert, affable, exprimant une dignité indulgente, une chevaleresque franchise absente aujourd’hui de nos visages renfrognés ; ces compagnons de l’Œil-de-Bœuf en parlaient comme s’ils arrivaient ; c’étaient