Page:Revue des Deux Mondes - 1910 - tome 56.djvu/346

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
340
REVUE DES DEUX MONDES.

léger, mais expressif, « les traits fins » de son père et son allure exténuée d’ancien soldat au corps traversé par une balle prussienne. « Il semblait alors plus âgé qu’il n’était, à cause de ses blessures qui l’avaient courbé et contraint à toujours s’appuyer sur une canne, en marchant lentement et péniblement. »

Pour servir de cadre au portrait de son père, Alfred de Vigny a cru devoir choisir le premier appartement occupé à Paris par ses parens, celui de l’Elysée-Bourbon. Les Vigny habitèrent là cinq ou six années, depuis leur arrivée en 1798, — 1799 au plus tard, — jusqu’à l’époque où le palais fut acheté par Murat, roi de Naples.


L’Élysée-Bourbon, — disent les fragmens inédits des Mémoires, — avait été confisqué durant la Révolution et administré par une compagnie de capitalistes qui, je crois, l’avaient acquis comme bien national. Cette sorte de Bande Noire ne l’avait point acheté pour l’abattre, mais pour le louer, comme toutes les maisons de Paris. Plusieurs familles y demeuraient, et entre autres Mme de Richelieu, veuve du maréchal de Richelieu, occupait le premier étage du côté du jardin. L’autre partie du premier étage qui donnait sur la grande cour de l’hôtel fut louée par mon père. Le jardin était en tout temps le nôtre, hors le dimanche, parce que, ne voulant rien négliger, les propriétaires en avaient fait pour les jours de fête une sorte de Tivoli où les Parisiens, éternels danseurs, venaient passer la soirée.


Le chevalier de Vigny se tenait le plus souvent assis, pendant le jour, sur le perron du grand escalier, le soir, près de la cheminée du salon, « à droite, » en face de Mme de Vigny, à la place invariable « d’où il entretenait l’échange toujours vif et brillant de conversations choisies qui étaient son art, son étude et sa consolation. » C’est dans cette posture de causeur aimable, écouté, que le fils, très tendre, très respectueux, admira d’abord le vieux gentilhomme et l’a fort heureusement représenté :


… L’attitude réfléchie et attentive ; le costume toujours un peu paré par l’habitude des bas de soie et des souliers à boucles d’or qu’il n’abandonna jamais, des cravates blanches, du jabot et des manchettes ; l’habit habillé du matin, tel qu’on le portait vers la fin de Louis XVI… l’observation dans le regard, la finesse d’esprit sur les lèvres, l’affabilité dans toute la physionomie, et, dans chaque geste lent et naturel, le bon goût.


Si l’on en croit le poète aux souvenirs émerveillés, ce n’est pas seulement à son foyer, c’est « partout » et toujours que le chevalier de Vigny dirigeait, « entraînait » la conversation « autant du sourire et du regard que des, paroles, » et ce n’est