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LE ROMAN FRANÇAIS.

elle travaille à découvrir ce qu’on lui cache et les silences mêmes de l’auteur l’excitent et l’émeuvent. Peut-être est-ce là le secret le plus difficile de l’art, celui que possèdent seuls les grands artistes. Mais ce qui explique mieux encore pourquoi ce roman est si émouvant, c’est que la passion y est peinte telle que la comprenait Descartes, comme une aveugle et machinale fatalité, comme une fatalité qui a l’air d’un caprice, mais d’un caprice tout-puissant, aussi irrésistible dans ses effets qu’inexplicable dans ses causes.

La princesse de Clèves est née pour aimer ; son cœur, dont on a disposé sans la consulter, et qu’un mariage de convenance ne suffit pas à occuper, fermente, bouillonne. Elle rencontre M. de Nemours, elle l’aime. Le vague dans lequel l’auteur a eu soin de laisser les figures de ses personnages, ajoute à l’impression de fatalité que nous fait éprouver cet amour. Le duc de Nemours est le plus brillant cavalier de la Cour ; mais M. de Clèves est, lui aussi, un homme accompli ; il ne le cède à personne en délicatesse de sentimens, en noblesse de caractère, en agrémens, en mérite personnel. Pourquoi la balance de ce cœur a-t-elle penché d’un côté plutôt que de l’autre ? Mais comment découvrir la raison de ce qui, selon Descartes, est étranger à la raison. Pourquoi ce cœur s’est-il donné ici, au lieu de se donner là ? C’est un caprice des petits esprits. Cet amour, je le répète, est bien peint tel que le comprenait Descartes. Il est fatal, et, comme la fatalité, il est aveugle, il est sourd, rien ne l’arrête, il va toujours, il assiège la place, il l’emporte d’assaut, il s’y établit en maître.

Cependant, pour parler toujours avec Descartes, si la princesse de Clèves ne peut s’empêcher d’aimer le duc de Nemours, la question est de savoir si sa volonté consentira à cet amour. Dès à présent, nous pouvons répondre : non, elle n’y consentira pas. N’exagérons rien. Mme de La Fayette était une observatrice trop fidèle du cœur humain pour prêter à son héroïne je ne sais quelle force ou quelle perfection qui ne saurait se rencontrer sur la planète que nous habitons. La princesse de Clèves a été imprudente ; elle n’a pas soupçonné d’abord le danger, elle ne s’est pas défiée, sa conscience ne s’est pas inquiétée. Elle s’est abandonnée avec quelque complaisance au sentiment nouveau et inconnu qui s’était insinué dans son cœur. Elle croyait admirer, elle s’est aperçue bien tard qu’elle aimait. Et la passion