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fureur peut-être, le désespoir. Tous ces cœurs sont travaillés et tourmentés ; tous ces courtisans ont l’âme agitée, dévorée. Mais le Roi s’approche, et les visages se dérident, prennent un air de respect, de fête, et toutes les passions font la haie sur son passage, le désespoir lui-même cherche à sourire. Effort suprême ! Il y a réussi, et le maître n’aperçoit autour de lui que des fronts épanouis où se peint le bonheur de le voir et de l’approcher. Et comment les courtisans n’apprendraient-ils pas à se contenir et à se posséder, devant un roi qui est le premier à leur en donner l’exemple !

Qu’on ne dise donc pas que cet assujettissement absolu aux convenances, qui règne dans la tragédie et dans le roman classiques est une pure convention contraire à la nature. Gœthe lui-même en a décidé autrement ; il a loué Racine d’avoir su peindre la passion enchaînée par les convenances, parce que ce spectacle se rencontre dans la vie, et particulièrement dans certaines sphères de la société, et que non seulement ce spectacle est vrai, mais qu’il est encore intéressant. Que les personnages du Grand Cyrus réussissent en toute occasion à se contenir, nous ne songeons pas à les admirer pour cela. Nous ne croyons pas à leurs passions. Mais qu’un grand artiste parvienne à nous faire croire à la passion de ses personnages, qu’il nous les montre luttant contre elle, sinon pour l’étouffer, du moins pour la dissimuler ou la modérer, et cette passion contenue risque de nous émouvoir bien plus que les gestes emportés et les éclats de voix d’un fou. Écoutez plutôt. La mère de la princesse de Clèves, Mme  de Chartres, va mourir, laissant sa fille sous le poids d’un danger qui fait trembler sa tendresse maternelle. Mais à son lit de mort, elle se possède encore, et voici le langage qu’elle lui tient : « Il faut nous quitter, ma fille, lui dit-elle en lui tendant la main, le péril où je vous laisse, et le besoin que vous avez de moi, augmentent le déplaisir que j’ai de vous quitter. Vous avez de l’inclination pour M. de Nemours ; je ne vous demande point de me l’avouer. Je ne suis plus en état de me servir de votre sincérité pour vous conduire. Il y a déjà longtemps que je me suis aperçue de cette inclination, mais je ne vous en ai pas voulu parler d’abord, de peur de vous en faire apercevoir vous-même. Vous ne la connaissez que trop présentement, vous êtes sur le bord du précipice ; il faut de grands efforts et de grandes violences pour vous retenir. Songez à ce que vous devez à votre