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LE ROMAN FRANÇAIS.

au fond de la Bretagne, ensevelie dans sa terre des Rochers, et elle la plaisantait souvent sur sa bizarre affection pour les bois et les rossignols. Quant à elle, en fait de campagne, elle a décrit des parcs et des jardins ; encore ne les décrit-elle pas « Une allée bordée de saules, » voilà, je crois, le seul paysage qui se puisse rencontrer dans la Princesse de Clèves.

Mais ce sont là des lacunes sur lesquelles il n’est pas nécessaire d’insister, on les a trop souvent reprochées à la littérature du règne de Louis XIV. Étant donné les limites du genre, ce qui nous intéresse surtout, c’est de définir le ton qui règne, dans le roman de Cour et le caractère des personnages. Mme de La Fayette était une précieuse défroquée. Née en 1632, elle avait respiré dans sa jeunesse, l’air des ruelles et des cabales ; mais, sans parler de la forte culture classique qu’elle avait reçue de son maître Ménage, et dont sa correspondance offre plus d’une trace, et point de meilleur antidote que cette culture contre les excès de l’esprit précieux, comme tous les écrivains qui ont atteint leur maturité sous le règne de Louis XIV, elle n’a conservé de la préciosité que le goût de la distinction et elle s’entend à l’associer avec un parfait naturel. Alliance exquise que vous retrouverez aussi bien dans Racine que dans Bossuet, dans La Fontaine que dans Fénelon. La distinction simple ! Voilà le caractère du style sous le grand roi, conciliation de qualités opposées que nous sommes réduits à admirer, sans pouvoir prétendre l’imiter, ni la reproduire. Car, à cette époque, un fossé n’était pas encore creusé entre la langue parlée et la langue écrite, entre la langue des salons et la langue littéraire. Écoutez Bossuet exaltant la mémoire de Condé, ou célébrant la prise de voile de Mlle de La Vallière ! C’est tour à tour l’accent et les traits de feu d’un prophète et, l’instant d’après, l’aisance dégagée d’un homme qui cause ; et de l’accent de la conversation aux sublimités de l’éloquence, la transition est si naturelle qu’elle se fait à peine sentir. Voilà des privilèges à jamais perdus et qui ne se rencontrent qu’une fois, à un certain moment donné dans l’histoire des littératures… Mme de La Fayette, elle, n’a pas de traits de feu. Son style est d’une trame ferme et solide que ne relève presque aucune broderie ; son vocabulaire est pauvre, et cette pauvreté ne s’aperçoit pas, car elle réussit, sans grande dépense de moyens, à dire tout ce qu’elle veut dire et personne ne le dirait mieux. Et dans