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des Limbourg et celui des Clouet, où passe la frontière qui divise les deux écoles ? Pour Watteau, né à Valenciennes (comme Pater), six ans après la paix de Nimègue qui donnait la ville à la France, à ne consulter que l’état civil il nous appartiendrait par droit d’aubaine ou de conquête : est-ce ainsi qu’on recrute des hommes de génie ?

Le fait est qu’à Valenciennes, où les églises sont encore riches en belles œuvres de l’école d’Anvers, il reçut d’un maître local une bonne éducation flamande ; à Paris, où il connut des années de misère, il ne fut hors d’affaire que le jour où des compatriotes, un Spœde ou un Vleughels, s’intéressèrent à lui. C’est au Luxembourg, au contact de Rubens, qu’il reçut sa vocation. On a des dessins de lui d’après la Kermesse du Louvre. Ce n’est pas tout. Les sujets de son art sont des sujets flamands. Son premier tableau conservé, la Vraie Gaîté (il est en Angleterre), est une pure bambochade de Téniers. Ses Détachemens de soldats, l’Escorte d’équipages, toutes ces œuvres où il se cherche, où il tâtonne encore, sont des thèmes d’origine flamande. La dernière, l’Enseigne de Gersaint, combien n’en trouve-t-on pas d’originaux, dans les Cabinets d’amateurs ou Boutiques de peintures de David Téniers ou de Gonzalès Coques ?

Or, c’était le moment où cet art, longtemps dédaigné, commençait à être mieux connu chez nous, — où se formaient les collections de la comtesse de Verrue, de Crozat, de Julienne. Pourquoi le nier ? Watteau, à Anvers même, eût été moins encouragé, moins compris qu’à Paris. Certes, ces « sujets de genre » que Téniers s’ingéniait à rendre toujours un peu burlesques, Watteau les interprète au contraire en poète. Mais d’où vient le préjugé vulgaire qui veut qu’il n’y ait en Flandre que lourdeur grasse et luxuriante, sensualité matérielle et joie de vivre épaisse ? Comme si l’aristocrate Van Dyck n’était pas d’Anvers aussi bien que Jordaens ! Et comme si Rubens, dans la dilatation générale de ses formes, n’avait pas donné des modèles de distinction et de délicatesse ! Et (car c’est toujours à ce grand homme qu’il faut en revenir), si l’on veut savoir de quoi il est capable dans la grâce et le romanesque, et quelle est en même temps la source d’où dérive Watteau, qu’on aille voir à Madrid ses Conversations et ses Jardins d’amour.

Je me trompe : elles viennent d’ailleurs encore et de plus loin. C’est à Venise que fut créée cette vision particulière, qui