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LA MORT DE TALLEYRAND.

anecdote qu’il avait déjà racontée, la veille, dans son salon, et qui est devenue publique. Je ne me ferai donc pas scrupule de vous la répéter :

« Il s’est passé, me dit-il, ces jours-ci, quelque chose de curieux à la Chambre des députés, dans la salle des Conférences ; on y parlait de la mort de mon frère, qui, depuis quatre ans, privé de ses facultés, n’avait pu se reconnaître avant de mourir. « Je voudrais mourir comme cela, dit M. X. ; nous faisons un ménage excellent, ma femme et moi, mais nous sommes en dissentiment sur un point : ma femme voudrait se reconnaître avant de mourir ; moi, je voudrais mourir de mort subite… foudroyé. » Et, s’adressant à M. Royer-Collard, qui était présent : « Qu’en pensez-vous, monsieur Royer-Collard ? lui dit-il. — Monsieur, lui répondit M. Royer-Collard, quand on se donne le droit de tout dire, on s’expose à tout entendre, le vœu que vous formez est animal. — Vous êtes bien sévère, lui répondit M. X. un peu étonné. — Non, je suis juste. — Vous pensez donc à la mort ? — Oui, monsieur, tous les jours. » Assez déconcerté, M. X. se tourna vers un autre député qui se trouvait là et avait tout entendu : « Et vous, monsieur B., vous êtes plus jeune et plus homme du monde ; êtes-vous du même avis ? — Oui, monsieur. »

Cette anecdote lui plaisait à dire, et il y avait une intention évidente dans sa manière de me la raconter. Cela devint beaucoup plus sensible pour moi, lorsque, sans me laisser le temps de lui communiquer l’impression étrange que me faisait un trait aussi singulier, raconté par lui, à moi, il reprit, comme font les vieillards, ce qu’il venait de dire, et qu’il me la raconta une seconde fois, avec une chaleur et une accentuation extraordinaires, et quand il fut revenu à ce mot : foudroyé, il s’arrêta tout à coup, et ajouta d’une voix basse, quoique forte : « Mourir d’un coup de foudre ! c’est trop fort ! » Et l’expression de sa physionomie compléta sa pensée.

Suivit la conversation la plus grave et la plus religieuse : « Il est certain, lui dis-je alors, qu’après une longue vie, mêlée de tant d’agitations, il est souverainement raisonnable de souhaiter au moins quelques momens de paix pour se reconnaître et se retrouver avant de mourir. — C’est évident, monsieur l’abbé, » me répondit-il… La conversation avait été longue, et je me retirai. Il me retint, me demanda de ne pas le quitter si vite…