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Je connais peu de lettres d’amour plus touchantes que celle-là, dans sa naïveté. Quelle âme délicieuse s’y traduit à nous, avec sa confiance d’enfant, et cette douceur jusque dans le reproche, et ce dernier avis, après tous les autres, de « noter par écrit » des conseils tels que celui de « ne plus revoir quiconque t’aura causé un peu de plaisir ! » Mais le plus navrant est de songer que, au moment même où Barberina a reçu cette lettre, la bien-aimée « Babby, » sans doute, était déjà devenue la maîtresse du vieux roi qui l’avait séparée de son fiancé !


Sur les relations de Frédéric avec la danseuse, les deux biographes de celle-ci n’ont, malheureusement, que très peu de choses à nous révéler. Le 14 mai 1744, les Nouvelles de Berlin nous apprennent que, la veille, Sa Majesté est venue tout exprès de Potsdam « pour se rendre à la Comédie-Française, où la célèbre ballerine récemment arrivée d’Italie, Mlle Barbarini, a fait voir son habileté dans la danse. » Et nous possédons, en outre, deux billets autographes du Roi, dont l’un, tout d’affaires, se termine par les mots : « Adieu, charmante Barberina, jusqu’au prochain souper ! » tandis que l’autre, plus court, du 8 juillet 1744, est d’allures plus intimes : « J’ai reçu la lettre que vous m’avez écrite ; et, comme je désirerais moi-même causer avec vous, vous pourrez venir demain à Charlottenbourg, où j’aurai infiniment de plaisir à vous voir. »

Mais tout porte à supposer que, du moins pendant quelques mois, Frédéric s’est épris, pour sa belle et spirituelle maîtresse, de l’unique passion un peu vive qu’il ait éprouvée durant tout son règne, Voltaire, qui nous parle de cette passion, prétend que « le Roi n’a aimé la ballerine que parce qu’elle avait les jambes d’un homme. » En tout cas, il a dû l’aimer bien profondément, à en juger par l’incroyable façon dont il s’est départi, à son égard, de sa parcimonie habituelle envers toutes les personnes chargées de le divertir. Non seulement il lui écrivait, dans sa lettre où il l’appelait sa « charmante Barberine, » qu’il avait donné l’ordre à son intendant « de ne l’importuner en aucune manière, » quant à ses obligations professionnelles, et la laissait libre de « danser ou non, » lorsque les comédies ne comportaient point de ballet : dans un élan prodigieux de générosité, quelques jours après l’avoir connue, il lui envoyait à signer un engagement de trois années, en l’invitant à y inscrire, elle-même, le montant de la pension annuelle qu’elle aurait à toucher ! Et puis il y a aussi tous ces portraits qu’il commandait à son peintre Antoine