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Oui, vraiment, il nous suffirait de ces deux images, placées l’une à côté de l’autre, pour nous raconter l’existence tout entière de la fameuse « étoile » des Opéras de Paris et de Berlin : l’une nous disant tout ensemble sa grâce, son esprit, son incomparable génie de fascination, pendant que l’autre nous découvrirait l’emploi qu’elle a pu et dû faire de ces dons naturels. Et pourtant les précieux documens biographiques recueillis, à son sujet, par MM. J.-J. Olivier et Willy Norbert tendraient à nous suggérer que cette enchanteresse au cœur glacé aurait été sur le point d’avoir, dans sa vie, un petit roman amoureux, si une hypothèse aussi incroyable ne nous était pas formellement contredite, à la fois, par le témoignage des deux portraits qu’on a vus et par la conclusion documentaire de l’aventure elle-même. Voici d’ailleurs, en quelques mots, de quoi il s’agit.

La Barberina était à Paris, au mois de septembre de l’année 1743, lorsqu’elle reçut, presque simultanément, deux visites qui allaient exercer une influence décisive sur sa destinée. La première était celle de l’ambassadeur à Paris de Frédéric le Grand, M. de Chambrier, qui venait engager la ballerine, pour le prochain carnaval, « au service » de Sa Majesté prussienne. Et à peine la jeune femme avait-elle signé cet engagement, qu’un beau jeune homme écossais, lord Stuart de Mackenzie, vint lui déclarer qu’il l’aimait, qu’il était très riche, et qu’il désirait l’épouser. Barberina, comme son histoire l’a suffisamment prouvé par la suite, avait toujours rêvé de devenir grande dame ; mais, en outre, il ne serait pas tout à fait impossible que la charmante figure du lord, l’élan naïf et passionné de son adoration, eussent touché une corde secrète dans cette âme que personne, avant ni après, ne devait plus émouvoir. Toujours est-il que, pour échapper à la perspective, désormais odieuse, du séjour à Berlin, Barberina s’enfuit avec son ami dans sa ville natale, à Venise, d’où elle déclara que son engagement avec le roi de Prusse était de nulle valeur, n’étant signé que d’elle seule, tandis qu’elle affirmait effrontément avoir été épousée par lord Stuart dès avant cette date. Mais Frédéric n’était pas homme à se laisser traiter de cette façon. Il avait entendu célébrer le charme et l’intelligence de la jeune ballerine, et je ne doute pas que, tout de suite, il ait résolu d’en profiter pour son propre plaisir, en même temps qu’il offrirait à ses sujets le spectacle charmant d’un art qui avait émerveillé déjà les plus fins connaisseurs de Paris et de Londres. Aussi exigea-t-il, du Sénat de Venise, livraison immédiate de la Barberina : un véritable conflit diplomatique prit naissance, au sujet de cette danseuse, et peu s’en fallut même qu’il ne finît par amener les