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Chantecler. Cela achève de nous le rendre sympathique. Nous tremblons pour une tête si chère !… Tel est ce premier acte, dont j’ai essayé de suivre le dessin, dans mon analyse, d’aussi près qu’il m’a été possible. Cet acte est vivant, brillant, varié, tout plein de verve et de gaieté. Il a tout de suite donné le ton et le mouvement et décidé du succès.

La conspiration des oiseaux de nuit sert encore d’ouverture au deuxième acte. Nous sommes cette fois dans la forêt où la faisane a su entraîner Chantecler. Nous y assistons au lever du jour. Au chant du coq, l’ombre se dissipe, les fantômes qui la peuplaient s’évanouissent et du village prochain montent les bruits annonçant que partout la vie recommence et que chacun se remet à la tâche quotidienne. C’est le moment que choisit Chantecler pour révéler son secret à la faisane. Est-ce qu’il l’en croit digne ? Est-ce plutôt qu’à la manière de ceux qui aiment il veut paraître dans son air le plus avantageux ? De tout temps le secret des Samsons a été pour les Dalilas. C’est ici la scène maîtresse de la pièce. C’est celle où nous attendions le poète. Il n’a pas failli à notre attente. Et pendant les minutes qui vont venir, nous lui devons d’avoir senti passer sur nous le grand frisson.

Comment chante le coq ? Il commence par sarcler et fouiller la terre, et quand il s’est de ses deux pattes solidement planté dans le sol, alors le chant monte en lui comme une sève. Mais puisque c’est ici un des rares endroits où nous possédions le texte de l’auteur, et puisque le meilleur moyen de louer les poètes est de les citer, laissons la parole à Chantecler lui-même :


Je ne chante jamais que lorsque mes huit griffes
Ont trouvé sarclant l’herbe et chassant les cailloux
La place où je parviens jusqu’au tuf noir et doux !
Alors, mis en contact avec la bonne terre,
Je chante… Et c’est déjà la moitié du mystère,
Faisane, la moitié du secret de mon chant…
Qui n’est pas de ces chants qu’on chante en les cherchant,
Mais qu’on reçoit du sol natal comme une sève !
Et l’heure où cette sève en moi surtout s’élève,
L’heure où j’ai du génie, enfin, où j’en suis sûr,
C’est l’heure où l’aube hésite au bord du ciel obscur.
Alors plein d’un frisson de feuilles et de tiges,
Qui se prolonge jusqu’au bout de mes rémiges,
Je me sens nécessaire et j’accentue encor
Ma cambrure de trompe et ma courbe de cor.
La terre parle en moi comme dans une conque,
Et je deviens, cessant d’être un oiseau quelconque,
Le porte-voix en quelque sorte officiel
Par quoi le cri du sol s’échappe vers le ciel.