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de la quatre-vingtième année. Il entendit parler le premier ministre ; puis il assista à une scène étrange. Un homme de chétive apparence, qui était assis au coin le plus éloigné à gauche du speaker, se leva et sauta sur le plancher où il s’avança, sans souci de la mémorable raie rouge que ne doit franchir aucun orateur vraiment respectueux de la Constitution. On eût dit qu’il allait se précipiter et saisir corps à corps le vénérable premier ministre. Si passionnées étaient ses paroles, si hardis, si rudes et si pressés les coups qu’il lui portait, qu’une impatience irritée commençait à colorer le visage marmoréen du vieillard. Du haut de sa tribune, l’étudiant gallois suivait ce duel émouvant. Plus tard, racontant ses impressions, il disait : « J’en voulais à lord Randolph Churchill d’attaquer M. Gladstone, et je détestais ses doctrines, mais j’admirais son courage. » Le courage est resté, aux yeux de M. Lloyd George (on a compris, dès la première ligne, que c’est de lui qu’il s’agit), la qualité par excellence de l’homme politique. Il dirait probablement « l’audace, » si le mot n’appartenait déjà à un autre homme d’Etat qui, en dépit de ses récens apologistes, garde un renom quelque peu sinistre.

Les biographes de M. Lloyd George, après avoir raconté complaisamment cet épisode de sa première jeunesse, ne manquent pas d’ajouter : « Il était alors bien loin de se douter… » On devine la fin de la phrase. Je crois, au contraire, que son ambition s’éveilla ce soir-là, et qu’il se vit assis dans le coin redoutable où siégeait le chef du quatrième parti, prêt à jouer le même rôle contre un autre Gladstone, plus dangereux que le premier. Les pauvres biographes ne se doutent pas, — dirai-je à mon tour, — à quelle distance il faut remonter dans le lointain passé d’un homme célèbre pour découvrir la minute où il a eu la première révélation de son avenir. Napoléon, interrogé à ce sujet datait du lendemain de Lodi ses premières visions de grandeur Encore n’était-il qu’à moitié sincère. En ce qui touche M. Lloyd George, nous allons voir l’indépendance révolutionnaire et l’instinct du commandement s’annoncer à une heure incroyablement précoce de sa vie.

Lorsque Henry de Richmond débarqua dans le Nord du Pays de Galles pour disputer la couronne à Richard III, il était escorté de quelques aventuriers, recrutés en Hollande, qui, après le succès du premier Tudor et son établissement définitif sur le