Page:Revue des Deux Mondes - 1910 - tome 55.djvu/886

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Le roman moral est nécessairement un roman de mœurs et un roman de passion ; car on ne peut aboutir à une conclusion morale qu’en peignant des mœurs et en les peignant dans toute la force de leur action ; mais il est un roman de mœurs et un roman de passion ; et quelque chose de plus. Il est né de la rencontre d’une situation et d’une idée. S’il est né d’une idée seulement, il sera froid ; s’il est né d’une situation seulement, il sera insignifiant, ou plutôt il faudrait dire : insignificatif. Il est donc né d’une situation et d’une idée : c’est la définition de son essence même. Et il est pénétré de cette idée, sans jamais l’étaler ni l’exposer ; car il deviendrait un sermon et c’est le défaut où tombe Rousseau ; et il est dirigé secrètement par cette idée et il nous dirige nous-même discrètement vers cette idée, que nous n’avons plus que la peine légère, qu’il doit nous laisser, de toucher comme de la main en arrivant. Et donc, le roman moral, ou si vous préférez le roman de moraliste, et vous avez le choix, comme exemples, entre Un ménage de garçon, Madame Bovary et Dominique, me paraît être le roman ayant tous ses organes.

C’est ce roman-là qu’a toujours eu la noble ambition de faire, et qu’avec certaines maladresses, dont ne sont pas exempts même les plus grands, a très souvent fait notre Édouard Rod.

Comme essayiste, il a laissé, outre de nombreux articles qu’il faudra qu’on réunisse, sa très curieuse étude historique et psychologique : l’Affaire Jean-Jacques Rousseau et son très beau livre d’ensemble : Idées morales du temps présent. Ce livre, qui date de tantôt vingt ans, est encore actuel parce qu’il était actuel quand il parut de la meilleure manière qu’on puisse avoir d’être actuel et qui consiste à être prévoyant. C’est un grand regard circulaire, qui est assuré et qui est pénétrant. Le rationalisme, la foi, le pessimisme, le nihilisme, le scepticisme, le dilettantisme, — qui, lui, peut paraître dater, mais qui existe plus que jamais et qui n’a que changé de nom, — y sont analysés avec sagacité, avec profondeur, avec l’aisance d’un homme qui a été élevé au milieu des systèmes, et, ce qui est plus rare encore, avec sympathie. Rod a, une qualité bien rare, que j’appellerai, si l’on veut, la charité intellectuelle. Il n’en veut jamais à quelqu’un pour ses idées. En cela il est le contraire de Nietzsche (et du reste, de presque tous les penseurs allemands et du reste de presque tous les penseurs) et l’on comprend encore, en songeant à ceci, pourquoi Nietzsche ne lui a pas été, sans doute, très