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de l’inspirer comme il était digne d’y puiser des inspirations ; et il est à regretter qu’il n’y ait pas songé ou que la mort ne lui ait pas laissé le loisir de tourner en histoires tragiques et saines ce qu’il en avait recueilli de cette grande source.

Quoi qu’il en soit, Rod, en vingt-cinq ans environ, a passé du roman réaliste au roman philosophique et du roman philosophique au roman moral, en une évolution aussi rationnelle qu’il est possible, puisque, sans doute, il faut commencer par observer, continuer en tirant de l’observation, des faits une philosophie générale, finir en tirant de cette philosophie générale, comme aussi de son sens intime qui juge les faits, une règle de vie pour soi-même et pour les autres.

Il avait fini, en effet, par se placer en haut lieu dans la lignée de nos romanciers moralistes qui commence à Mme de La Fayette et qui, se continuant par Le Sage, par Rousseau, par Mme de Staël, par Balzac, partiellement par George Sand, partiellement par Flaubert et aussi par le fin et spirituel Victor Cherbuliez, est une des dynasties littéraires dont nous avons le plus lieu d : être fiers.

Au fait, le roman moraliste, c’est le roman. C’est le roman auquel, s’il est en bon style, il ne manque rien. Il y a le roman de mœurs, le roman passionnel et le roman moral. Le roman de mœurs qui n’est exactement qu’une peinture de mœurs, comme incline à l’être, sans l’être strictement, le roman de Le Sage, nous laisse quelque chose à désirer. Il est amusant, il est intéressant, il est instructif. Il nous laisse un peu trop à faire : il nous laisse à tirer nous-mêmes et tout seuls la leçon que nous aimons à tirer de toute lecture, quelle qu’elle soit, le profit personnel que nous aimons à tirer même de tout divertissement, quel qu’il puisse être.

Le roman de passion nous intéresse, nous passionne et nous instruit, si nous sentons que les passions qu’il nous peint sont véritables ; mais il nous laisse toujours sur une impression de pitié dont je me suis toujours demandé si elle est très saine ; puisque la pitié ne peut se tourner, ce me semble, qu’en sympathie imitatrice des passions que nous avons considérées et partagées, ou qu’en orgueil de ne point les ressentir ; de sorte que le roman de passion, quelque faible que je ne nierai point, que j’aie pour lui, ne me paraît bon, quelque beau qu’il soit, qu’à la condition, qu’aussitôt lu, il soit oublié.