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plusieurs, en quoi je serais probablement de votre avis, la meilleure des âmes de Rousseau, circule à travers tous les romans de la dernière manière d’Édouard Rod. A-t-on remarqué que ce chef-d’œuvre mêlé de quelques remplissages, mais encore ce chef-d’œuvre, qui est intitulé l’Ombre s’étend sur la montagne, n’est pas autre chose que la Nouvelle Héloïse ? Et veuillez croire que je sais que ce n’est pas du tout à la Nouvelle Héloïse qu’Édouard Rod a songé en l’écrivant ; mais l’analogie n’en est que plus frappante et probante, d’être involontaire. Comme la Nouvelle Héloïse, l’Ombre s’étend sur la montagne nous montre un mari philosophe, un ami artiste et une femme sentimentale, intellectuelle et passionnée. Comme la Nouvelle Héloïse, à supposer qu’elle fût poussée plus loin, mais ne pouvant que développer ce qui est complètement indiqué dans le roman de Rousseau, l’Ombre s’étend sur la montagne montre la désorganisation inévitable qu’introduisent dans une famille l’affection la plus pure du reste, mais passionnée, de l’épouse pour un tiers et l’affection la plus pure, mais passionnée, d’un tiers pour l’épouse. Comme la Nouvelle Héloïse, l’Ombre s’étend sur la montagne est toute pleine et d’une tendre et fraternelle pitié pour les égaremens du cœur et de cet avertissement que ces égaremens conduisent à des situations terribles, même dans la vie la plus bourgeoise et la plus unie. Et je ne me priverai pas d’ajouter que, si dans l’un et dans l’autre ouvrage, le dénouement est accidentel, ce que j’ai peut-être eu la sottise de blâmer, c’est sans doute, de la part des deux auteurs, une indication que le plus grand malheur de ces situations est précisément d’être inextricables.

Une chose m’étonne un peu, c’est que Rod n’ait point, ce semble, reçu l’influence de Nietzsche, qui s’est fait sentir chez d’autres. Il est très possible que son sens moral ait été blessé par les paradoxes du penseur allemand qui s’est cru immoraliste, qui a mis les soins, souvent les plus sots du monde, à persuader aux autres et à lui-même qu’il l’était, et à qui Rod n’aura pas su pardonner d’avoir appelé Rousseau une « tarentule morale. » Cependant, la profonde et infiniment noble morale que l’on trouve très aisément dans Nietzsche, quand on le débarrasse de ses scories de philistin par antiphilistinisme ; la morale héroïque que Nietzsche avait puisée dans son cher Corneille et qui n’a certainement pas échappé à Édouard Rod, était digne