Page:Revue des Deux Mondes - 1910 - tome 55.djvu/87

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

vraisemblablement les plus nombreux, et comme les effets deviennent à leur tour des causes, ce goût de la pastorale qui avait valu à l’Astrée tant d’ovations fut renforcé et prolongé par la lecture du livre. Plus d’une fois même, dans l’enchantement où les bergers du Lignon jetaient les imaginations, on fut tenté de les imiter et de faire de l’Arcadie une réalité. En 1624, d’Urfé reçut une lettre signée de vingt-neuf princes ou princesses, dix-neuf grands seigneurs d’Allemagne qui avaient pris les noms des personnages de l’Astrée et avaient formé une confrérie pastorale à laquelle ils avaient donné le nom d’ « Académie des vrais amans. » Au milieu du XVIIe siècle, il est question d’un seigneur qui quitta son château et fut s’établir dans une chaumière, décidé à passer le reste de ses jours à garder les moutons. L’histoire ne dit pas si les moutons furent bien gardés. Plus tard encore, cette personne très romanesque qu’on appelle la Grande Mademoiselle, dans son enthousiasme pour l’Astrée, rêva le plan d’une bergerie, d’une Arcadie ou elle aspirait à couler ses jours. Elle se voyait déjà vêtue d’une capeline et une houlette à la main, gardant les troupeaux dans une belle prairie, et elle se promettait de ne manger que les gâteaux et les fromages qu’elle aurait préparés de ses mains.

Mais la Grande Mademoiselle avait été mise au monde pour faire des projets et pour ne pas les accomplir, et il en fut de son Arcadie comme de son mariage avec Lauzun. Et en vérité bien lui en prit, car si la Grande Mademoiselle s’était faite bergère, elle n’eût pas gardé deux jours les moutons sans soupirer après son château et les plaisirs de la Cour. La seule Arcadie qui pût lui plaire, c’était celle qu’elle rêvait, et les rêves sont faits pour rester des rêves ; car il y a une bonne moitié de notre existence qui ne doit se passer que dans notre imagination.


VICTOR CHERBULIEZ.