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jette un accès de migraine, tout dans son air, dans son maintien, dans son langage doit marquer qu’il n’a qu’un désir et qu’une pensée, le désir et la pensée de plaire à la précieuse et de l’amuser.

On trouve dans le Grand Cyrus et dans la Clélie deux espèces d’honnêtes gens. Il y a l’honnête homme enjoué et l’honnête homme mélancolique. L’honnête homme enjoué est celui qui, selon l’expression de l’auteur, possède l’esprit de joie et le porte partout avec lui. Celui-là est né joyeux et son métier d’amuseur lui coûtera peu d’efforts. L’honnête homme mélancolique a plus à faire ; il ne lui est permis d’être mélancolique que lorsque la précieuse y consent ; mais sur son ordre, il faut qu’il secoue de son front le sombre nuage qu’il couvrait, qu’il ait à point nommé de l’esprit, et que, sans se faire prier, il improvise une stance, un sonnet ou un madrigal. Ce sont de ces choses qu’un honnête homme ne refuse pas. Malheur à ceux qui ont la verve intermittente ! Mais ce qui est plus grave, plus difficile, il faut que l’honnête homme aime et qu’à tel moment donné, il ne laisse paraître, de sa passion que ce que l’idole en veut bien agréer. Car l’honnête homme est celui en qui les bienséances sont devenues une seconde nature, et ces bienséances, c’est la précieuse qui en décide. L’honnête homme, en un mot, c’est celui qui sait par cœur la Carte du Tendre et qui peut voyager en tous sens dans ce pays, sans risquer de s’y fourvoyer.

« Madame, dit Aronce à Clélie, me permettez-vous d’espérer que, pourvu que je continue, je serai bientôt au-delà de cet agréable village qui s’appelle Petits Soins : et que si je ne puis aller à Tendre sur Estime, je pourrai arriver un jour à Tendre sur Reconnaissance ; n’osant pas prétendre d’aller au troisième, ni penser seulement qu’il y ait quelque chose au-delà de Tendre ; car pour ces bienheureuses Terres inconnues, qu’on ne voit qu’en éloignement, je me trouve si consolé d’être fortement persuadé que les autres n’y peuvent aller non plus que moi, que je ne laisserai, ce me semble, pas d’être heureux, quand je serai arrivé à Tendre… »

La carte du Tendre ! Sublime invention de Mlle de Scudéry. Et pour comprendre toute la complication du métier d’honnête homme, le mieux est de prendre connaissance de cette fameuse Carte. Elle fit événement : tout le monde l’étudia, l’apprit par cœur. Ce furent de beaux jours pour Mlle de Scudéry. Elle