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croire, que tu ne me connais pas encore, malgré les preuves innombrables que je lui données d’une amitié sans bornes, et c’est là ce qui m’afflige souvent. Notre sort est lié pour la vie ; rien au monde ne doit nous désunir, et dans les circonstances où nous nous trouvons nous ne pouvons être forts que par une union à toute épreuve. Je sais que ton cœur est bon et que tu m’aimes, mais tu as trop de facilité à croire les faux rapports que font les gazettes ou nos ennemis. Comment se fait-il que tu me parles encore du voyage de Nola qui a eu lieu au commencement du mois dernier et lorsqu’il n’était encore question de rien ? Pouvais-je prévoir ce qui arriverait, et une petite course faite il y a six semaines peut-elle rien faire présumer sur la situation actuelle de ma santé ? Je ne suis pas sortie du lit depuis dix-sept jours ; puis-je empêcher les imbéciles et les malveillans de dire et d’écrire que je me porte bien, que je reçois, que je sors, etc. ? Et cependant, tout mon service sait que je ne quitte pas mon lit, et mes dames, qui passent les soirées autour de mon lit à festonner, peuvent le certifier. Crois donc bien qu’ayant, d’après ton désir, adopté une manière de me conduire, je n’ai pas assez peu de jugement pour rien faire de contraire, et, que je saurai m’imposer toutes les privations qui seront nécessaires. Certainement la vie que je mène est bien triste et même nuisible à ma santé, mais je m’y soumets entièrement parce que tu le juges utile à nos intérêts… »

Il est impossible de dire si l’Empereur fut dupe du jeu concerté entre les époux à l’encontre des désirs de Caroline. Quoi qu’il en fût, le baptême du roi de Rome se fit sans la présence de la marraine volontairement recluse. Après cette grande cérémonie, rien ne nécessitait plus la présence de Murat auprès de l’Empereur, car la guerre avec la Russie s’éloignait et l’alerte était passée. On tenait maintenant pour certain que l’empereur Alexandre, après avoir poussé ses troupes jusqu’au bord de la frontière, venait de contremander son offensive. En fait, s’il acceptait comme inévitable un suprême conflit avec la France, il le concevait désormais autrement ; au lieu de prévenir notre attaque, il s’était résolu à l’attendre, à laisser la grande armée des Français s’enfoncer et s’engouffrer en Russie. Cette armée, Napoléon a maintenant le temps de la former non par préparation immédiate et fiévreuse, mais par effort lent, méthodique, embrassant toute l’Europe ; il mettra un an à