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II

Nous avons vu ce que sont en général les héros de la pastorale, les bergers littéraires, les faux bergers, et reconnu dans ceux de l’Astrée des contemporains et des fils de la Renaissance. Nous en avons trouvé un témoignage dans cette conciliation qui paraît en eux de deux élémens différens et même opposés, dont l’un est emprunté au moyen âge et l’autre à l’antiquité. Les héros de d’Urfé, disions-nous, unissent aux vertus un peu ascétiques des chevaliers cette recherche de l’harmonie et de la beauté morale qui était le principe de l’éducation grecque ; en un mot, ce sont des chevaliers-artistes. Il est certain qu’on ne peut lire l’Astrée sans s’apercevoir qu’elle a été composée à une époque où l’art tenait une grande place dans les esprits et dans la vie. La scène se passe au fond des bois ; mais l’architecture, la sculpture, la peinture, la poésie y ont établi leur demeure. Comme Sannazar dans son Arcadie, d’Urfé se plaît à décrire des palais, des statues, des mausolées, des tableaux et on dirait que sa plume veut jouter avec les Goujon, les Germain Pilon, les Lescot, tous les artistes de la Renaissance française. Les personnages s’entendent eux-mêmes à manier la plume et le pinceau ; ils sont tous habiles à versifier ; ce leur est un jeu de composer des élégies, des sonnets, des madrigaux. Céladon est peintre, et, dans son exil solitaire, il peint de mémoire un portrait d’Astrée qui se trouve être un prodige de ressemblance et de grâce. Mais ce qui est plus important à noter, c’est que ces habitans des forêts ne sont pas seulement artistes par les doigts, ils le sont par l’âme, par le sentiment. Ils sentent, ils pensent, ils respirent en artistes ; ils cherchent à donner à leurs pensées et à leurs actions une belle forme. Ils sont artistes dans le sens que Gœthe a donné à ce mot : ils aiment « les belles apparences. »

En conséquence, l’art qu’ils estiment et pratiquent avec le plus d’ardeur c’est l’art de parler, l’art de bien dire. Oui, nos bergers sont bien parlans, bien disans ; ils mettent du tour et de la civilité dans leurs discours, ce sont leurs propres expressions. Souvent même, on pourrait les accuser de ne sentir et de ne penser que pour avoir l’occasion de parler ; leur passion semble parfois ne leur tenir au cœur que parce qu’elle leur fournit d’heureux thèmes à développer dans d’agréables entretiens ou