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aux pâturages… Que si vos conceptions et vos paroles étaient véritablement telles que celles des bergers ordinaires, ils auraient aussi peu de plaisir de vous écouter, que vous de honte à les redire. »

Nous voilà dûment avertis. Ces bergers sont aussi peu bergers que possible ; c’est-à-dire que, hormis leur houlette, leur panetière, leurs chapeaux rustiques, leur attirail pastoral, nous ne devons voir en eux que des citadins vivant dans les champs. À la vérité, ils ont bien des moutons ; mais ils s’en occupent fort peu, et ils ont à leur service de petits pâtres auxquels ils remettent la garde de leurs troupeaux, toutes les fois que leurs troupeaux les ennuient, c’est-à-dire presque toujours. Ils vivent dans les champs et dans les bois, c’est encore vrai. Mais songez que dans ces bois il y a de vieux arbres creusés par le temps et que, dans le creux de ces arbres, se trouvent des écritoires ; ce qui permet à nos bergers, dès que le cœur leur en dit, de noircir du papier et de composer force billets doux et madrigaux. Quant à leur langage, d’Urfé nous assure en plus d’un endroit qu’il est simple, qu’ils ont « le parler rustique. » Mais ces bergers, à qui les chênes et les ruisseaux semblent avoir appris tous les secrets de la dialectique, sont si loin du rustique qu’on pourrait leur reprocher qu’il entre dans leur extrême subtilité quelque peu de pédanterie d’école.

Les conversations que nous trouvons dans l’Astrée nous font connaître aussi à quoi s’occupent ces faux bergers sur le bord des eaux transparentes du Lignon. Ils passent leur temps à raisonner sur la passion et à l’expérimenter de mille façons dans leur cœur ; car si les raffinés emportent leur raffinement en Arcadie, ils y emportent aussi leur cœur. Ils n’auraient garde de s’en défaire, il y devient leur tout, leur univers. Car ce qui caractérise l’Arcadie, c’est que les affaires n’en approchent point. Un berger affairé serait un monstre. Sa vie est de sentiment ; il dédaigne tout autre souci. Et si un auteur comique a dit que la femme doit être la préoccupation, mais non l’occupation de son mari, on peut dire que les faux bergers font de leur bergère à la fois leur seule préoccupation et leur unique occupation. En son absence, elle règne encore seule sur leurs pensées ; ils composent des stances et des madrigaux en son honneur, ils gravent son nom à la pointe du couteau sur l’écorce des vieux hêtres, et ils le font redire à l’écho ; car l’écho joue un grand