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autre art que celui dont se délectaient les admirateurs d’Ourika et de Valérie. Le romantisme balayait, avec une nuance de dédain, la poésie facile et superficielle, la sentimentalité fragile et les riens aimables qui avaient fait la gloire du miniaturiste. On voulait des passions violentes et du sérieux dans l’art. Enfin, le daguerréotype et la production mécanique de la ressemblance, achevaient de tuer un genre à l’agonie.

A présent que s’est apaisé ce mouvement tumultueux, que les choses s’éloignent et reprennent leur place dans le passé, le moment est venu de rendre à Isabey la part d’honneur modeste et juste qui lui revient. Sans doute, nous ne saurons jamais exactement ce qu’a été le décorateur et le metteur en scène des fêtes de l’Empire toute cette portion de son œuvre s’est éteinte avec les feux des girandoles et des lustres, dispersée avec les quadrilles qu’il avait assemblés, évanouie avec la dernière ritournelle des violons. Même dans le reste beaucoup de choses sont périssables et ne s’adressent qu’à un goût mondain et éphémère. Mais il demeure le souvenir d’un homme qui, pendant trente ans, a été l’artiste favori de toutes les aristocraties d’Europe de la divine Juliette à Mme de Staël, de Pauline Borghèse à la princesse Wolkonska, des « Merveilleuses » du Directoire aux « Lionnes » de la Restauration, tout ce qui eut un nom de génie ou de grâce voulut poser devant lui. Il fut le peintre de l’amour dans un âge héroïque et galant. Enfin, par d’autres ouvrages, par ses dessins et ses sépias, par ses sujets de « mœurs » ou d’actualité, sa Barque d’Isabey ou son Boulevard de Coblentz, sa Revue du Quintidi ou son Congrès de Vienne, il a maintenu les droits du genre anecdotique, de la réalité familière dans l’art. Il continue Moreau, Saint-Aubin, Debucourt, et tend la main à Gavarni et à Constantin Guys. Comme eux, il a été un des grands costumiers et « attifeurs » de la femme. Et, si son goût des chiffons, des écharpes, des gazes, lui vient de Greuze et de « Frago, » il est de ceux qui, sous l’Empire et la dictature de David, ont conservé, en l’adaptant, notre tradition du XVIIe siècle. Sans lui, un chaînon manquerait à l’école française. C’est un mérite que de plus grands pourraient lui envier.


LOUIS GILLET.