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complaisance à les satisfaire. Et dans ces momens-là, il s’écrie : « Heureux l’homme des champs ! » À quoi il oublie d’ajouter avec le poète : « Heureux, s’il connaissait son bonheur ! » C’est pour cela qu’à Rome, au temps de la plus grande civilisation romaine, on voyait de riches sénateurs, comblés et rassasiés des biens de la fortune, se ménager quelque part, dans leurs somptueux hôtels une pièce misérablement meublée qu’on appelait « la chambre du pauvre. » Et le pauvre qui l’habitait pendant quelques jours, c’était le grand seigneur lui-même qui éprouvait le besoin de se mettre au régime pour reprendre goût à sa richesse.

À l’époque de la Renaissance, les raffinés préféraient jouer au pauvre en imagination ; ils recouraient pour cela à la pastorale ; ils quittaient en idée leurs palais et les trésors que l’art et la richesse y avaient amassés et leurs imaginations s’en allaient faire un pèlerinage en Arcadie. Ils se faisaient bergers et gardaient les moutons en imagination. Peut-être est-ce encore la meilleure manière ! Mais ces bergers d’Arcadie, ces bergers de la pastorale, ces bergers qui sont les héros des raffinés momentanément dégoûtés de leur sort et d’eux-mêmes, sont-ce de vrais bergers ? Il s’en faut de beaucoup ; car les réalités de la vie rustique seraient insupportables à l’homme raffiné. Ces bergers sont des bergers fictifs, ce sont de faux bergers ! L’homme raffiné a beau vouloir se fuir lui-même ; où qu’il aille, il s’emporte avec lui, et les pastorales ne lui plaisent qu’à la condition qu’il y retrouve toutes les subtilités de son cœur et de son langage. Nos bergers, et en particulier les bergers de l’Astrée, sont donc des bergers qui n’en sont pas, ce sont des gens du monde déguisés. Regardez-les de près ; ils n’ont point le teint hâlé ni les mains calleuses. Ils ont de petits pieds, de petites mains blanches ; leur toilette est irréprochable ; leur houlette est ornée de rubans et leurs sentimens aussi sont ornés, peignés et frisés à la dernière mode. Au reste, d’Urfé ne s’en cache pas ; au contraire, il nous trahit son secret dans la préface de la première partie de son volumineux roman : « Que si l’on te reproche que tu ne parles pas le langage des villageois, et que toi ni ta troupe ne sentez guère les brebis ni les chèvres : réponds-leur, ma Bergère, que, pour peu qu’ils aient connaissance de toi, ils sauront que tu n’es pas, ni celles qui te suivent, de ces bergères nécessiteuses qui, pour gagner leur vie, conduisent les troupeaux