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mérites esthétiques ne viennent qu’en seconde ligne ; ou plutôt, ils ne sont qu’un des moyens de succès au service d’un maître en l’art de parvenir, et un exemple de la faculté merveilleuse qu’il eut toujours de s’ « adapter. » Son vrai chef-d’œuvre, c’est sa vie, la vie du petit homme nerveux, actif, remuant, qui sut si bien tirer son épingle du jeu, et être si longtemps et sous tant de régimes le portraitiste en titre de toutes les élégances et le « peintre du Roi, » quelque fût ce Roi. Et c’est ce qui rend divertissante et attachante comme un roman, la longue histoire du fils de l’épicier de Nancy.

Lorsqu’il partit, à dix-sept ans, avec cinq louis en poche, pour la conquête de l’avenir, il ne balança pas ; il ne regarda pas, comme d’autres Nancéens, vers la lumière et la beauté, vers Florence, comme Callot, ou vers Rome, comme Claude Gellée : il accourut droit à Paris. Ses premiers pas y furent modestes. Pour protecteur, un maître d’hôtel, un « pays » qui le loge gratis dans une mansarde chez son maître. Pour vivre, des dessus de boites, à six francs, « sans l’ivoire. ». Mais on était aux jours du triomphe, de Figaro. L’antichambre menait à tout. Au bout d’un an, le jeune Lorrain débutait à la Cour.

On est toujours surpris de la bonhomie de l’ancien régime, de la facilité d’accès, de la perméabilité sociale de ce vieux monde. Le très joli garçon, imberbe, novice, naïf et hardi comme un page, est partout bienvenu, choyé de toutes les femmes. Il donne (souvenez-vous qu’il avait dix-huit ans) des leçons à l’aimable comtesse de Calignac. Un jour, elle le déguise en fille et le conduit au bal. Le petit peintre aux mains des caméristes de la comtesse, c’est une gouache de Beaudoin en une scène du Mariage… Et il n’eût pas mieux demandé que de continuer son rôle de Chérubin. Il n’avait pas du tout à se plaindre des « tyrans. » Mais le pays voulait sa révolution. C’était fini de rire et de vivre à l’eau de roses ! Le monde s’écroulait. Tout était à recommencer.

Isabey recommença.

Les temps étaient étranges pour un faiseur de bagatelles. Passe encore au début : le public est curieux de connaître ses nouveaux maîtres, et le peintre spécule sur cette curiosité. Il publie une galerie de la Législative. Mais voici les années sanglantes, les émeutes, le 10 août, Septembre, l’Abbaye, et bientôt le nullement des charrettes de la Terreur. Que voulez-vous qu’on fasse, au milieu de ces tragédies, des talens d’un miniaturiste ? Un autre serait dans l’embarras : Isabey se met en campagne et s’offre à domicile à toutes les âmes en peine. Fuyards, émigrans, suspects de toute sorte, menacés du deuil ou de