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ESSAIS ET NOTICES

LE MINIATURISTE DES ROIS[1]

A Nancy, au milieu du XVIIIe siècle, tout le monde connaissait l’épicerie de Jacques Isabey : elle avait une Vierge en pierre à l’angle du marché, et un puits dont le patron vantait les vertus admirables. Mais ce patron était lui-même la grande rareté de sa boutique. Dans le petit Versailles du bon roi Stanislas, devant les palais de Héré et les grilles de Jean Lamour, beaucoup de bourgeois avaient pris la manie du monarque, et l’épicier ne rêvait que gloires libérales. Il avait la marotte d’être pure d’artistes. Aussi ne négligea-t-il rien pour élever selon ses vues les deux enfans qui lui restaient. Il fit de l’aîné un musicien. Quant au cadet, élève de bons peintres locaux, doublures de Vanloo et de Vernet, il s’escrimait à peindre des pastorales de paravent et des saints de bannières. Et le bonhomme lui criait : « Courage. Jean-Baptiste ! Qui sait ? Vous serez peut-être un jour peintre du Roi ! »

Telle devait être, en effet, pendant sa longue vie, la vocation de « Jean-Baptiste. » On dirait que la Providence, en le faisant vivre si vieux, — puisque, né sous Louis XV, en 1767, il ne mourut qu’en 1855, sous Napoléon III, — se soit plu à l’éterniser dans une espèce de fonction ; et que, dans cet espace de quatre-vingt-huit ans, elle n’ait multiplié les révolutions, les guerres, les catastrophes publiques et les conflits de races, que pour lui fournir l’occasion de peindre plus de souverains, d’empereurs et de rois., Si bien qu’on ne sait de quoi s’étonner davantage : ou de la surprenante souplesse et de l’agilité

  1. J.-B. Isabey. Sa vie, son temps, suivi du catalogue de l’œuvre gravé par lui et d’après lui, par Mme de Basily-Callimaki. Paris, Frazier-Soye, praveur et imprimeur. gr. in-4o, 1909.