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principe ne s’est pas encore légitimé ; il a le caractère d’une conquête à main armée, d’une usurpation violente. Quel costume, quelle figure, quel nom porte la royauté au commencement de la Renaissance ? Elle porte le vêtement bourgeois, le méchant habit de drap gris de l’avare et rapace Louis XI ; elle a le visage de renard de Ferdinand d’Espagne ; elle s’appelle César Borgia. La royauté ne représente encore que la ruse au service de la force, que la force doublée de ruse, qu’une main de fer gantée de velours, ou une patte de tigre aux griffes de fer ! Laissez-la grandir, cette royauté ! Un jour, quand elle resplendira sur un trône semé d’abeilles d’or, au sein des pompes et des fêtes, elle inspirera les poètes, elle leur arrachera des cris d’admiration, des prosternations et des hymnes ! Un jour, il y aura des poètes et des romanciers de Cour, comme il y eut au moyen âge des poètes et des conteurs de châteaux. Mais, pour le moment, le seul hommage qu’elle puisse revendiquer, le seul poème, le seul cantique dont elle soit l’âme, vous savez comme il se nomme : c’est le livre du Prince, c’est la cynique théorie du despotisme sans foi ni loi, c’est le livre de Machiavel qui paraît en 1532. Comment la poésie pourrait-elle habiter dans le monde de Machiavel ? Aussi elle ouvre ses ailes et elle s’envole. Feuilletez au hasard l’Aminta, le Pastor fido, tous les bucoliques italiens ; à chaque page, vous y rencontrerez cette idée, ce cri : « Le monde empire ; il est en proie à la force brutale ; plus de loyauté, plus d’honneur, plus de respect de la foi jurée ; partout le crime triomphant, le faible foulé aux pieds, l’innocence opprimée ! O ma Muse, fuyons vers les solitudes, envolons-nous au sein des délices d’Arcadie pour y trouver l’âge d’or ! »

Mais la pastorale n’est pas seulement un besoin des sociétés inquiètes et mécontentes qui désirent la paix ; elle est encore une fiction chère aux sociétés raffinées qui se plaisent à rêver une vie simple et patriarcale. Une civilisation avancée est sans doute un bien et une source de bonheur pour l’homme ; mais elle est aussi une cause d’inquiétudes et de soucis. Elle tend à compliquer la vie et tout ce qui complique la vie, fatigue l’âme et l’agite. L’homme du monde se surprend par intervalles à éprouver un sentiment de dégoût et de satiété, et à envier les humbles mortels qui, menant une existence plus conforme à la nature, ignorent ces besoins raffinés qui réclament perpétuellement une nouvelle pâture et s’irritent à mesure qu’on met plus de