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laquelle ne se trouve point sur les cartes de géographie. L’Arcadie ! monde bienheureux qui réussit à se passer de tribunaux, de gendarmes, de gouvernement ; c’est un monde qui se gouverne lui-même ; car chacun y est si sage, les passions y sont si modérées, les cœurs si doux, qu’il n’est pas besoin d’autorité, ni de force armée pour y maintenir le bon ordre. Ainsi la pastorale, c’est la poésie transportée hors de la société civile, dans des retraites inaccessibles où la politique ni la police ne sauraient pénétrer. Grande différence entre cette poésie et le poème chevaleresque, la chanson de geste. La poésie chevaleresque des XIIe et XIIIe siècles ne songeait point à s’exiler loin de la société ; la scène s’y passe dans les villes, dans les palais, dans les châteaux, au milieu des peuples et des armées ; le monde qui y est décrit est celui de la féodalité. C’est la société féodale avec sa hiérarchie compliquée, avec ses rouages divers, avec ses grandeurs, ses pompes, ses luttes aussi et ses orages. Ainsi, au moyen âge, la poésie réside au sein de la société ; à l’époque de la Renaissance, elle est tentée d’en sortir et de s’en aller chercher un lointain refuge. Grande différence ! Comment se l’expliquer ? C’est qu’au moyen âge, en dépit des discordes et des désordres, il y avait une foi politique régnante, que la poésie elle-même pouvait accepter : le principe féodal était généralement reconnu ; il s’imposait aux âmes, il forçait les convictions ; il était considéré comme un principe d’ordre, revêtu d’une majesté sacrée ; et non seulement la poésie le reconnaissait, mais il lui inspirait une sorte d’enthousiasme. Les trouvères étaient les partisans dévoués, les adorateurs, les missionnaires de la féodalité, et leurs chants sont un encens qu’ils faisaient fumer en l’honneur de l’idole. Voilà pourquoi au moyen âge, la poésie est sociable et ne songe pas à divorcer avec la société. Mais au XVe siècle, il en est tout autrement. Le XVe et le XVIe siècle, l’époque de la Renaissance est une époque de scepticisme et d’athéisme politique. La féodalité est presque entièrement morte ; ce qu’il en reste n’est pas propre à la faire regretter ; car les institutions se gâtent en vieillissant ; le principe social du passé ne trouve plus de créance, ni de dévotion dans les âmes. Et le principe nouveau, le principe monarchique, ne s’impose pas encore à elles. Son jour viendra ; le moment viendra où des poètes et des romanciers chanteront la royauté avec le même enthousiasme que les trouvères chantèrent la féodalité. En attendant, le nouveau