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nature des choses à force de fictions administratives ? Les nations qui s’en tiennent aux faits et jugent d’après l’expérience ont renoncé l’une après l’autre à ce système, malgré quelques succès apparens ou passagers dus surtout à certaines transportations de condamnés politiques. La Russie elle-même, si idéaliste, ne croit plus à la colonisation par forçats. Nous seuls avons encore de ces amateurs de formules abstraites et de règlemens, pour qui toutes les difficultés doivent céder devant une nouvelle circulaire. Leur objecte-t-on que les hommes en cours de peine ne font rien, pour la plupart, qu’ils coûtent très cher, que beaucoup s’évadent, qu’ils seraient beaucoup plus séparés de nous en Sologne, derrière de bons murs, qu’en Afrique ou en Amérique d’où ils savent parfaitement se rapatrier ? Ajoute-t-on que ceux-là sont précisément les plus audacieux, les plus violens, les plus rusés, ceux qui sont le plus à même d’augmenter leurs propres méfaits de ceux des débutans qu’ils recrutent, qu’ils forment, qu’ils entraînent ? Leur place-t-on sous les yeux les récits authentiques de tous les préparatifs d’évasion, des complots secrets, des artifices corrupteurs pour ramasser l’argent des pauvres diables, des vies de surveillans jouées à l’écarté, des trafics innommables et autres turpitudes ? Leur démontre-t-on que, si on concentre les condamnés, il est impossible de leur assurer un travail colonial, et que, si on les disperse, il est impossible de les surveiller ? D’anciens ministres, libérés du secret d’hier, font-ils connaître ces atrocités et ces infamies dont ils ont reçu les révélations officielles ? Rien n’arrête nos systématiques. Ils se rabattent sur les libérés à transformer, disent-ils, en concessionnaires et en colons. Par malheur, le fait le plus authentiquement établi et reconnu, le plus mis en relief, le plus avoué finalement des partisans mêmes de la transportation, c’est que les plus grandes difficultés sont encore celles qui viennent des libérés. Ce sont eux surtout qui font fuir les colons ou qui provoquent de leur part les plus énergiques protestations. Pour éviter un tel échec, pour pouvoir transformer en colons des criminels jugés indignes de jamais rentrer dans la vie sociale de la métropole, quelle sélection n’eût-il pas fallu ! Or ce qu’on fait est le contraire de la sélection, puisqu’on jette tous ensemble dans une promiscuité impossible à surveiller de près une tourbe d’individus où les plus corrompus sont nécessairement maîtres des autres. Quelle préparation à la vie libre !